Tchernobyl irakien

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La réaction en chaîne du chaos qui a commencé dans le pays ne peut être arrêtée que par une conférence internationale sur la paix

La réaction en chaîne du chaos qui a commencé dans le pays ne peut être arrêtée que par une conférence internationale sur la paix

MOSCOU, 13 avril. Par Vladimir Simonov, commentateur politique de RIA-Novosti

Tel ou tel pays s'est prononcé contre la guerre irakienne ou pour la guerre: en Irak où règne la fureur massive, cela n'a plus aucune importance, semble-t-il. A présent, la population manifeste sa haine aux étrangers.

 

Lundi dernier, les extrémistes irakiens ont pris en otages un groupe de Russes, employés de la compagnie énergétique qui rétablissait les réseaux électriques à Bagdad. Peu avant cela, plus de dix Chinois ont été enlevés, ensuite relâchés. Le fait que la Russie et la Chine aient figuré parmi les Etats qui ont essayé énergiquement de dissuader les Etats-Unis de lancer une intervention armée en Irak n'avait aucune importance pour les ravisseurs.

 

Ils sont prêts à égorger n'importe quels étrangers.

 

L'incident qui vient d'avoir lieu est une nouvelle preuve attestant qu'une sorte de Tchernobyl militaro-politique s'est produit dans ce pays. De plus, la catastrophe humanitaire qui s'est déclenchée échappe à tout contrôle (encore moins à celui des forces de la coalition) et son ampleur s'étend vertigineusement comme des ronds dans l'eau, plutôt dans le sang.

Les Etats-Unis, puissance occupante, ne respecte pas les engagements à l'égard de la population de ce pays formulés dans la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l'ONU. Les troupes américaines bloquent des villes entières, lancent des bombardements massifs sur les quartiers résidentiels et emploient des bombes à fléchettes et à bulles qui sont interdites. Les explosions détruisent même les coupoles des mosquées. Bref, ce qui se produit s'appelle, en employant le langage des documents internationaux, l'emploi non proportionnel de la force.

 

La tragédie de l'Irak illustre éloquemment ces derniers jours la rupture de l'espace du droit international. Le plus fort détruit froidement et punit le plus faible.

 

Le plus fort ne peut être justifié, mais on peut le comprendre. L'insurrection de la population de l'Irak est, pour Washington, un cauchemar devenu réalité. Pour comprendre comment a commencé l'aggravation actuelle, il faut revenir au début de la semaine dernière.

 

Les Américains ont commis alors une faute grossière: ils ont fermé l'un des principaux journaux chiites en le considérant comme celui de l'opposition et arrêté le plus proche partisan de l'imam chiite le plus radical Muktad Al-Sadr. Agissant ainsi, le pouvoir d'occupation a commis ce qu'il ne devait jamais faire: il a créé lui-même une victime.

 

Les conseillers de Paul Bremer, gouverneur américain à Bagdad, ont oublié d'expliquer à leur chef que les chiites professent la réligion des martyrs et des sacrifices qui repose sur l'idée de la lutte sainte jusqu'au bout. Dès que les martyrs ornés du nimbe d'épines font leur apparition, la majorité de la population chiite se rassemble instantanément autour d'eux.

 

L'année dernière, les chiites ont été dirigés par l'ayatollah Ali al-Sistani, homme politique très modéré. Il était prêt à mener des négociations avec les troupes d'occupation sur l'adoption de la constitution et sur le gouvernement irakien intérimaire qui doit venir au pouvoir, paraît-il, le 30 juin.

 

Ali Al-Sistani est parti pour l'Iran et le rôle de leader des martyrs est joué maintenant par Muktad Al-Sadr. Des milliers de chiites radicaux se sont rassemblés immédiatement autour de lui et une vague de la résistance civile a déferlé sur le pays. Cinq jours plus tard, l'insurrection des chiites qui constituent 60 % de la population de l'Irak s'est étendue à tout le pays.

 

On assiste à la réédition de la situation de 1979 en Iran. La révolution iranienne qui avait commencé alors après l'exécution de trois à quatre chiites avait provoqué les événements connus dirigés par l'ayatollah Khomeini.

 

Les Américains répètent aujourd'hui avec zèle l'erreur iranienne. Ils commencent à lancer des répressions. En réprimant par la force la résistance empreinte de l'idée du sacrifice, ils versent de l'essence dans le feu.

 

Pour dissimuler son désarroi, le chef du Pentagone Donald Rumsfeld déclare que les Etats-Unis ne reculeront pas et prépare l'envoi d'un nouveau corps expéditionnaire en Irak. Les autorités militaires américaines proclament aussi Muktad Al-Sadr hors la loi et se retiennent difficilement de l'arrêter.

 

Autrement dit, un front tout à fait nouveau est apparu en Irak: l'insurrection chiito-sunnite contre l'occupation, mouvement qui s'inspire de l'idée de se venger de ce que les croyants perçoivent comme une victime.

 

A l'époque, Che Guevara avait invité les anti-impérialistes à organiser contre les Etats-Unis "deux, trois, beaucoup de Vietnams". La prophétie du révolutionnaire ardent se réalise, semble-t-il. En Irak, les généraux américains ont maintenant affaire à beaucoup d'armées.

 

Elles sont dirigées par l'armée d'islamistes étrangers et de terroristes de tout acabit qui rêvent de mettre en échec le transfert du pouvoir en juin au gouvernement intérimaire. Le fait est qu'en cas de ce transfert les troupes américaines se retireraient tôt ou tard d'Irak, en conservant les restes de la dignité et, en tout cas, sans déshonneur évident. Mais les radicaux islamiques ont besoin d'autre chose: défaire et déshonorer ainsi l'Amérique sur le sol irakien.

 

Dressons le bilan des premiers jours de Tchernobyl irakien non pas en chiffres — 70 soldats tués de la coalition et 700 Irakiens morts — mais en catégories plus générales.

 

Première conclusion: les Etats-Unis n'ont pas réussi à mettre en oeuvre le principe de Rome "diviser pour régner". Les chiites se sont unis à leurs adversaires religieux, les sunnites, et agissent en front uni contre les troupes d'occupation.

 

Deuxième conclusion: les Etats-Unis sont tombés dans un piège irakien. Les troupes américaines ne pourront pas se retirer d'Irak, car ce serait un acte d'accusation pour l'aile néoconservatrice de l'équipe Bush qui pousse le président sur la voie de "démocratisation" violente du Grand Orient. Le retrait des troupes obligerait l'Amérique à voter en novembre contre George Bush.

 

D'autre part, l'envoi en Irak de nouveaux contingents américains de 100 à 300 000 hommes, ce dont on parle de plus en plus haut à Washington, ne ferait que creuser un trou plus profond pour les Etats-Unis.

 

Troisième conclusion: la menace de désintégration pèse probablement sur l'Irak. Rappelons qu'après la "Tempête du désert", George Bush-père n'avait pas lancé une offensive contre Bagdad uniquement parce qu'il craignait la désintégration de l'Irak. Le fils, n'a-t-il pas agi d'une façon bien plus irréfléchie que son père?

 

Les jours qui viennent seront déterminants pour l'évolution de la situation en Irak. Le dilemme principal se pose: les Américains, persévéreront-ils dans leur tactique obstinée visant à venir à bout de l'opposition et à accroître le groupement militaire d'après le scénario vietnamien, ou bien engageront-ils le dialogue avec cette opposition? Bien des choses y dépendent de la volonté de la communauté internationale, notamment, dans une grande mesure, de la Russie.

 

Moscou propose de convoquer d'urgence une conférence internationale sur l'Irak sous l'égide de l'ONU, avec la participation de tous les leaders prestigieux irakiens, y compris ceux qui représentent l'opposition. Il convient également d'inviter au forum les leaders des communautés ethniques des pays voisins: chiites, sunnites et kurdes.

 

Le droit international doit être le thème principal de cette conférence. Ce forum doit confirmer le scénario du transfert du pouvoir au gouvernement légitime, représentatif de l'Irak. Il faut fixer également la date précise des élections générales dans le pays.

 

Si l'on réussit à expliquer aux Etats-Unis cette façon de sortir de la crise, il sera possible d'éteindre le Tchernobyl irakien.

 

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