Qui sont ceux qui ont répondu à l'appel sous les drapeaux

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MOSCOU, 1er décembre (par Viktor Litovkine, commentateur militaire de RIA Novosti). Le 1er décembre, la campagne de conscription dans les Forces armées russes se terminera. L'armée accueillera dans ses rangs 176 393 jeunes gens âgés de 18 à 27 ans, ne bénéficiant pas de sursis d'incorporation, et déclarés aptes au service.

La majorité absolue d'entre eux a déjà revêtu l'uniforme militaire. Cet automne, le ministère de la Défense, fort de la triste expérience de l'année passée, quand des garçons débraillés avaient failli mourir de froid en route vers le Kamtchatka, victimes d'affections pulmonaires - l'un d'eux est même décédé, a pris des "mesures révolutionnaires" en remettant des chapkas et des cabans à tous les conscrits dans les centres mêmes de rassemblement, avant leur départ vers leurs unités respectives.

C'est durant ces mêmes journées que deux frères jumeaux, Alexandre et Dmitri Oparine, originaires de Tchéliabinsk et appelés au printemps 2003, se sont enfuis avec des fusils d'assaut chargés de leur unité, une unité d'élite qui assume la préparation militaire de l'Académie interarmes. Ils ont abattu deux miliciens avant de s'emparer d'une voiture et de prendre deux jeunes filles en otages. Ils se sont ensuite barricadés dans une maison individuelle et ont ouvert le feu sur les militaires des troupes spéciales dépêchés pour mettre hors d'état de nuire ces dangereux déserteurs armés. Finalement, un des frères s'est donné la mort et l'autre s'est rendu.

Désormais, le parquet général militaire enquête pour essayer de faire la lumière sur cet acte aussi sauvage qu'inexplicable. Et bien que l'instruction ne soit pas encore bouclée, la presse et l'opinion publique incriminent déjà à mots couverts le climat psychologique et moral désastreux régnant même dans les unités les plus prestigieuses et qui a incité les soldats du rang Oparine à s'enfuir avec des armes.

Les problèmes psychologiques des appelés qui servent dans l'armée et dans la flotte depuis déjà plus d'une année constituent le thème principal de toutes les discussions sur les troupes russes modernes. A la dernière réunion du commandement des forces armées qui a eu lieu à la mi-novembre, le ministre de la Défense, Serguéi Ivanov, a cité des chiffres édifiants: au cours des neuf premiers mois de l'année en cours, 11624 crimes et délits ont été commis au sein de la flotte et de l'armée, dont 3085 étaient liés à l'insoumission, voire à la désertion. Ces agissements ont donné lieu à la condamnation de 6140 militaires, dont 807 officiers. On a enregistré la mort de 932 personnes, dont seulement 423 sont décédées en accomplissant leur devoir, c'est-à-dire au champ d'honneur. Les autres sont morts en dehors de leur service. En outre, un quart de ces pertes sont la conséquence de suicides. Les suicides de militaires, qu'on veuille ou non le reconnaître, ont leur cause dans le même climat psychologique et moral déplorable qui règne dans l'armée. Ce n'est un secret pour personne que les revenus par personne dans 34% des familles d'officiers sont inférieurs au minimum vital établi dans les régions où ces derniers servent. Environ 90 000 familles d'officiers - soit une famille sur quatre - ne possèdent pas de logement permanent, et 45 500 ne disposent pas d'appartement de fonction. Le budget de la défense 2005 alloue à la solution du problème du logement des militaires 18 milliards de roubles (un peu plus de 600 millions de dollars), mais c'est une goutte d'eau dans la mer en comparaison avec les besoins réels de l'armée.

Et sur cette somme, seulement 5,6 milliards (200 millions de dollars) serviront à la construction de nouveaux logements. Neuf milliards de roubles (300 millions de dollars) iront au programme des bons d'Etat de logements qui vise les militaires versés dans la réserve. Encore un milliard de roubles sera dépensé dans le système d'épargne-logement d'attribution d'appartements dont profiteront les jeunes officiers qui signeront un contrat avec le ministère de la Défense à l'été 2005. De facto, les militaires ne recevront l'année prochaine que 10 000 logements. C'est-à-dire qu'il faudra encore au moins dix ans avant que l'armée et la flotte ne résolvent le problème du "toit sur la tête" de chaque officier.

Une plaisanterie amère a cours au sein de l'armée qui dit que "si demain tous les officiers reçoivent un logement, l'armée se décomposera aussitôt. Car les stimulants disparaîtront". Effectivement, vu le faible niveau des soldes des officiers d'active (un commandant de section gagne 150 dollars et un chef de compagnie 175 dollars, il deviendra impossible de retenir les officiers. Et aujourd'hui, on assiste à des défections en série. Le problème se pose de savoir par qui ils seront remplacés.

Le ministre de la Défense a déclaré dans son rapport que plus de la moitié des chefs de sections et de compagnies des unités en alerte permanente des régions militaires de la Volga-Oural et de Moscou sont des officiers rappelés de la réserve, à savoir d'anciens étudiants dépourvus de professionnalisme et ne maîtrisant pas les techniques du commandement. La situation n'est pas meilleure dans l'Armée de l'air qui manque cruellement de jeunes pilotes. Même chose pour la Flotte où, selon le ministre de la Défense, on ne trouve personne pour commander les navires. Les volontaires pour remplir de telles fonctions sont inexistants. Les officiers refusent d'être responsables d'équipements militaires qui, vu le manque de crédits, ne sont plus entretenus comme il se doit depuis des années, et les effectifs ne sont pas sélectionnés parmi les meilleurs représentants de la société russe.

Aujourd'hui, il est de notoriété publique qu'un appelé sur cinq ne possède qu'une instruction primaire ou une instruction secondaire incomplète (il s'avère qu'à l'heure actuelle 112 jeunes gens ne savent ni lire ni écrire). 53% des appelés ont des problèmes de santé qui leur interdisent de servir dans des unités d'élite telles que les troupes de missiles stratégiques, les unités spéciales du GRU (renseignements militaires) et les Troupes aéroportées, les troupes de protection des frontières et le Service fédéral de sécurité (FSB). 20% des conscrits ont eu une éducation monoparentale. Un appelé sur trois n'a ni travaillé ni étudié pendant une période prolongée avant son incorporation. Avant d'effectuer leur service militaire, 6% des jeunes étaient fichés par la police, 2,7% avaient déjà consommé des stupéfiants, 5% possédaient un casier judiciaire pour crimes et délits relevant du Code pénal. On comprend que les officiers désireux d'assumer la responsabilité pour la formation d'un tel "contingent", dans les conditions sociales et financières décrites, ne se bousculent pas au portillon.

Le ministre de la Défense affirme que si la situation continue de se détériorer, il ne se trouvera bientôt plus personne pour être capable de servir dans les armes et les troupes hautement intellectuelles. Et, malheureusement, il n'est pas loin de la vérité.

Le service sous contrat ne résout pas non plus le problème. Pour la même raison - le manque de moyens. Cette année, seules la 76ème division de troupes aéroportées et la 42ème division d'infanterie motorisée, déployée en Tchétchénie, ont pu être professionnalisées. Les autres projets de recrutement sous contrat dans les unités des régions militaires de la Volga-Oural et de Moscou pourraient bien capoter. Pour la simple raison que, si en Tchétchénie, un contractuel touche environ 500 dollars en raison du risque, dans les autres régions du pays le montant de la solde des professionnels ne dépasse guère 200 dollars. Parmi les gens sérieux, physiquement et moralement bien préparés, ayant une bonne spécialité, personne ne veut, moyennant un traitement aussi modeste, servir dans l'armée, vivre encaserné et n'aller en ville qu'à l'occasion des permissions. Alors qu'à Moscou un conducteur de trolley ou un chauffeur de bus venus d'une autre région gagnent facilement entre 500 et 1000 dollars par mois, avec à la clé l'enregistrement officiel et le logement en foyer.

Comment rétablir le moral des troupes? Les moyens sont bien connus. Il faut mettre l'armée en conformité avec les réalités d'aujourd'hui. Le pays a changé, l'économie de marché a été instaurée, la psychologie des gens a évolué, et les simples appels sous les drapeaux, sans garanties de compensation matérielle appropriée, demeureront stériles. Quant à l'armée, elle n'est pas encore sortie de l'époque soviétique, elle est à moitié réformée. C'est pourquoi, les campagnes annuelles de recrutement - de printemps et d'automne - constituent une dure épreuve psychologique pour les jeunes de 18 ans, qui n'ont bénéficié d'aucun sursis d'incorporation, une épreuve à la fois pour ces garçons et pour leurs parents.

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