Dostoïevski à l'époque des réformes russes

© RIA Novosti . Galina Kiseleva / Accéder à la base multimédiaFiodor Dostoïevski
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Dans une interview, l'un des chefs de file de la pensée libérale russe Anatoli Tchoubaïs tenait des propos très critiques sur les idées de Dostoïevski: "Au cours de ces trois derniers mois, j'ai relu tout Dostoïevski, et je ne ressens plus rien qu'une haine presque physique envers cette personne. Bien entendu, c'est un génie, mais pour ses idées sur les Russes qu'il considère comme des saints, pour son culte de la souffrance et pour le faux choix qu'il propose, j'ai envie de le mettre en pièces..."

Dans une récente interview au quotidien britannique "Financial Times", l'un des chefs de file de la pensée libérale russe Anatoli Tchoubaïs tenait des propos très critiques sur les idées de Dostoïevski: "Au cours de ces trois derniers mois, j'ai relu tout Dostoïevski, et je ne ressens plus rien qu'une haine presque physique envers cette personne. Bien entendu, c'est un génie, mais pour ses idées sur les Russes qu'il considère comme des saints, pour son culte de la souffrance et pour le faux choix qu'il propose, j'ai envie de le mettre en pièces..."

Même si plus de 100 ans se sont écoulés depuis la mort de Dostoïevski, on voit bien que ses idées n'en finissent pas de raviver des passions.

Évoquant le faux choix, Tchoubaïs soulevait l'idée de Dostoïevski selon laquelle le progrès social n'existe pas, toutes les idées purement économiques ne sont que fiction, alors que la mission qui incombe à la société russe est celle du perfectionnement moral et de la foi profonde afin de servir d'exemple à l'humanité tout entière.

Bref, la Russie idéale de Dostoïevski ressemble à une gigantesque communauté religieuse.

On sait que l'écrivain a débuté comme fervent défenseur des idées libérales, il protestait contre la monarchie, idéalisait la république, croyait au progrès, au triomphe de la science, et il considérait la foi comme l'affaire personnelle de chacun et restait tolérant à l'athéisme.

Son idole, le démocrate socialiste Mikhaïl Petrachevski, préconisait la démocratisation du pouvoir et l'abolition de la monarchie. Le jeune écrivain fréquentait le cercle qui réunissait les disciples de Petrachevski.

Mais le sort réservait à Dostoïevski une leçon cruelle.

L'arrestation des membres du cercle, le verdict du tribunal militaire les condamnant à la peine de mort par pendaison, la mise en scène de la peine de mort annulée au dernier moment et remplacéepar les travaux forcés en Sibérie... Tout cela bouleverse la vision des choses de Dostoïevski. Il considère les idées libérales comme une tentation diabolique, fait une croix sur ses rêves réformistes et stigmatise dans tous ses romans l'individualisme et les états d'esprit révolutionnaires.

Les idéalistes pro-occidentaux sont en butte aux critiques dans "Les Démons" où les fervents libéraux de la fin du XIXe siècle sont représentés comme des suppôts de Satan ou des monstres moraux.

Encore de son vivant, Dostoïevski était vivement critiqué pour son monarchisme et son christianisme absolu. Aimer Dostoïevski était de mauvais ton et semblait réactionnaire dans les milieux estudiantins d'avant la révolution. Après la victoire des bolcheviks, Dostoïevski a été quasiment interdit, ses livres n'étant plus réédités et son œuvre n'étant plus étudiée dans les écoles ni même dans les universités.

Toutefois, le fruit défendu attire, et les terribles répressions qui ont frappé la société russe après la révolution, en premier lieu son volet libéral, démocratique et pro-occidental, ont radicalement changé l'attitude à l'égard de l'écrivain.

Sous Staline, Dostoïevski était l'idole secrète de l'intelligentsia. Ses pensées ont été reprises par Zamiatine et Platonov et, en Europe, son idée sur la fausseté du progrès et de la tyrannie idéaliste a inspiré George Orwell et Aldous Huxley qui ont publié leurs célèbres romans anti-utopiques "1984" et "Le Meilleur des mondes". Le premier, rappelons-le, évoque la renaissance des principes révolutionnaires, le deuxième la dégénérescence de la société de consommation.

Le XXe siècle a prouvé que Dostoïevski avait eu raison sur bien des choses, notamment là où il niait la possibilité de bâtir une société juste par voie de répressions.

Au début des réformes libérales des années 1990 dirigées, entre autres, par Anatoli Tchoubaïs, l'intelligentsia était entièrement rangée, à quelques exceptions près, du côté de Dostoïevski. La partie laïque de la société niait le progrès qu'elle jugeait chimérique: toute nouvelle tentative pour réformer la Russie, disait-on, répétera les erreurs du passé. La partie religieuse de l'intelligentsia croyait au seul salut spirituel. Mais il y avait aussi une toute petite minorité qui semblait, cependant, toute-puissante et qui, par-dessus le marché, savait parler, écrire et appeler aux changements, ce dont elle a su tirer profit alors que la majorité gardait le silence.

Le résultat, comme on le voit aujourd'hui, est que la société a donné son accord tacite à la privatisation pour, au prix d'un immense pot-de-vin aux réformateurs, celui de l'abandon de la propriété nationale, se prémunir contre toute expérimentation sociale. Cette position de non-ingérence a aidé Tchoubaïs et ses amis à faire revenir le capitalisme, mais a isolé les réformateurs. Trop rares étaient les partisans des réformes dans les échelons supérieurs et inférieurs du pouvoir, trop nombreuses étaient les masses populaires qui voyaient dans la privatisation un mensonge.

Mais revenons à Dostoïevski. Le personnage de "Crime et châtiment" Rodion Raskolnikov dit à la fin du roman que la vie humaine est sacrée. Même tonalité chez Tchoubaïs lorsqu'il évoque... la propriété privée:

"L'institution de la propriété privée n'est pas seulement un code des lois ou une classe de propriétaires qui jouissent d'un pouvoir réel. Il s'agit des 146 millions de personnes qui doivent accepter que la propriété privée est sacrée. Je doute que le processus se fasse en une génération".

Dostoïevski écrit que toute l'harmonie mondiale ne vaut pas une larme d'enfant.

Même appel aux enfants - paradoxe! - chez Tchoubaïs:

"Mes détracteurs me disent que la privatisation n'a pas été juste, qu'elle a été contraire aux intérêts du peuple. Mais je ne l'ai pas fait pour les gens de ma génération, je l'ai fait pour nos enfants".

Les propos de Tchoubaïs laissent entrevoir la formule de Dostoïevski, mais renversée: tous les maux du monde valent un sourire d'enfant.

Enfin, en maudissant Dostoïevski par son "J'ai envie de le mettre en pièces", Tchoubaïs parodie sans s'en apercevoir l'écrivain qui voulait mettre en pièces l'intelligentsia libérale, donc des gens comme Tchoubaïs.

Bref, le maximaliste Tchoubaïs et le maximaliste Dostoïevski sont faits sur le même moule. Est-ce une coïcidence si le premier trouve trois mois pour relire les œuvres complètes en 17 volumes de Dostoïevski? Les livres qu'il relit alimentent-ils sa haine?

Quoi qu'il en soit, la nouvelle élite a de vieilles idoles.

Dans la conscience des Russes, Tchoubaïs et Dostoïevski se côtoient.

Qui d'entre eux tient une icône ou une hache, peu importe.

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