Le centriste Poutine saura-t-il trouver un juste milieu?

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MOSCOU (par Youri Fillipov, commentateur politique de RIA Novosti). "La cote de popularité de Poutine s'effondre!" - cela fait déjà plusieurs jours que cette nouvelle provoque l'effervescence au sein de l'opposition russe, toutes tendances confondues - droite et gauche, libéraux et conservateurs, occidentalistes et slavophiles -, qui était ces dernières années en perte de vitesse.

Et cela fait maintenant trois semaines que les retraités, qui protestent dans les villes des différentes régions de Russie contre la réforme des avantages - injuste à leurs yeux - initiée par le gouvernement avec la bénédiction du président Vladimir Poutine et le soutien sans réserve du parti de la majorité parlementaire Edinaïa Rossia, insufflent un nouvel espoir à l'opposition du pays.

La compensation, entrée en vigueur le 1er janvier 2005, de la gratuité des transports en commun pour les retraités par des versements en espèces ne couvrant pas intégralement leur coût contraint les gens à bloquer les grandes artères des villes et à manifester sous les fenêtres des responsables des administrations municipales et régionales.

Il y a bien huit ou neuf ans que la Russie n'avait pas connu de vagues d'émotions d'une telle ampleur. Il est vrai que sous la présidence de Boris Eltsine, ce n'étaient pas les retraités qui manifestaient, mais les ouvriers et les employés des entreprises publiques, cependant le motif était analogue: ils ne recevaient pas non plus ce qui leur était dû. Les gens travaillaient, mais les salaires n'étaient pas versés des mois durant. Finalement, les travailleurs ont été payés et tout est rentré dans l'ordre, et Boris Eltsine a été réélu en 1996. Cette expérience est particulièrement instructive: lorsque dans le secteur économique et dans la sphère sociale les à-coups dans la répartition du revenu national ne dépassent pas certaines proportions, les Russes, non seulement supportent, mais ils sont fiers de leur régime et de leurs dirigeants auxquels ils vouent un amour encore plus grand, quelles que soient leurs qualités politiques. En d'autres termes, si l'économie (et plus précisément le système de répartition du revenu national) fonctionne relativement bien, le climat politique suit le mouvement.

La crise économique russe actuelle liée à la compensation des avantages se déplacera-t-elle sur le terrain politique, comme le souhaiterait l'opposition en la personne, par exemple, des communistes ou des libéraux du parti Yabloko de Grigori Yavlinski, qui ont récemment quitté le parlement? C'est une question cruciale, pas seulement pour l'opposition, mais pour le président Poutine lui-même, qui vient, au prix d'un immense effort, jugé malgré tout insuffisant par de nombreux analystes, de conjurer le danger politique lié au terrorisme international et à la Tchétchénie qui le menaçait directement.

La réponse exacte est vraisemblablement connue du seul gouvernement, qui s'est plongé ces derniers jours dans l'évaluation de ses possibilités financières afin d'augmenter les montants des retraites. Car si les versements compensatoires et l'augmentation des pensions réunis couvrent le coût des avantages au niveau antérieur et permettent aux retraités de recouvrer leur ancien niveau de vie, le mécontentement suscité par la monétisation se résorbera rapidement, en dépit des efforts déployés par les partis d'opposition pour l'attiser. Et si le montant des compensations est supérieur au coût des avantages, alors il ne restera plus qu'à soutenir les réformes entreprises par le gouvernement.

La dernière supposition est néanmoins quelque peu hardie. Dans son rapport à la Douma d'Etat, le ministre russe des Finances, Alexéi Koudrine, a reconnu l'existence d'un certain manque à gagner pour certaines catégories de retraités imputable à l'Etat. Mais cela ne veut pas dire que, tout en reconnaissant avoir commis une injustice, le pouvoir va la réparer en donnant aux gens plus d'argent qu'il ne le doit. En d'autres termes, la logique des réformes est telle que le marché des services des transports en Russie se développera non seulement avec l'aide des financements publics, mais aussi grâce aux retraités, qui bénéficiaient auparavant de la gratuité dans les transports en commun, et auxquels on a proposé de fait de renoncer à une partie de leurs dépenses (par exemple en matière d'habillement et de nourriture) et de subventionner la réforme de marché dans le secteur des transports.

Les réformes libérales en Russie partent toujours d'une bonne intention. Au début des années 1990, tout le pays a applaudi le père de la libéralisation des prix, Egor Gaïdar, avant de comprendre qu'il n'avait fait que concocter des réformes dont le coût incomberait aux millions de simples consommateurs dont l'épargne a été engloutie par l'inflation en moins de six mois, alors que les revenus réels de la population étaient divisés au minimum par deux. Il a fallu huit à dix ans pour que la moitié de la population retrouve son niveau de vie d'avant la réforme. On a également trouvé que la réforme des avantages initiée par l'équipe Poutine n'était pas mauvaise du tout. Certes, elle n'est pas aussi radicale que la libéralisation des prix de Gaïdar, mais elle laisse immédiatement entrevoir les perdants. La monétisation des avantages dans les transports en commun profite aux retraités des campagnes qui n'ont que rarement l'occasion de prendre le tramway. Mais cette petite cagnotte supplémentaire accordée aux ruraux signifie une diminution des revenus de leurs concitoyens des villes. Et pour le moment, le gouvernement n'a pas trouvé la parade.

En somme, le mécontentement face à la ligne politique du gouvernement russe a une assise bien réelle, et par conséquent, les espoirs que nourrit l'opposition d'affaiblir la base sociale du pouvoir ne sont pas non plus dénués de fondements.

Comment l'Etat agira-t-il dans cette situation? Si la stabilité du pouvoir politique en Russie revêt une réelle importance pourle président Poutine, s'il souhaite que sa ligne soit poursuivie après 2008, année de la prochaine élection présidentielle dans le pays, et s'il veut pouvoir maintenir aux commandes de l'Etat ses actuels compagnons d'idées et ses proches camarades de lutte, il ne lui reste qu'une seule chose à faire: payer, payer et encore payer. Mais si délier les cordons de la bourse s'avère trop pénible, mieux vaut suspendre les réformes monétaires, car on ne saurait indéfiniment faire supporter à la population les carences de ces réformes, et le seuil de non-retour au-delà duquel la libéralisation de l'économie se termine et où commence la lutte politique sans merci, dans laquelle la victoire est incertaine, est presque atteint.

Dans de nombreux pays, notamment en Occident, dans une situation analogue à celle de la Russie, le problème n'aurait peut-être pas une telle résonance nationale. Tout est relativement simple: les gouvernements libéraux procèdent souvent aux privatisations en puisant dans la poche des consommateurs et en virant l'argent prélevé sur les comptes des sociétés afin de stimuler les affaires. Quand les libéraux poussent le bouchon un peu trop loin, ils sont remplacés par les socialistes ou les démocrates, qui dépouillent légèrement les compagnies privées pour subventionner la consommation, en suscitant par là-même le soutien et l'approbation des travailleurs. Et ce genre de situation perdure jusqu'à ce que les nécessités de la croissance de l'économie contraignent le nouveau gouvernement à inverser la vapeur et à réorienter les flux du revenu national en direction du business.

En Russie, qui ne connaît pas le bipartisme et où il n'existe pas non plus de système de partis vraiment cohérent, un tel cours des événements est par principe impossible. Le pouvoir ne parvient pas à se dessaisir tous les quatre ans, lors des échéances électorales, de ses prérogatives au profit de gens ayant des options politiques opposées.

C'est pourquoi Vladimir Poutine, qui fut et demeure un centriste, est obligé, également en raison de ses réformes monétaires, de tendre vers le centre et de chercher un juste milieu, un équilibre, dans lequel les carences de la monétisation seront pour ainsi dire compensées par des avantages accordés à la majorité de ses acteurs. Toute démarche autoritaire visant à imposer les réformes au détriment de la population se retournerait contre lui, car elle ne pourrait que rompre l'équilibre politique en Russie. Ce qui ne déplairait sans doute pas à l'opposition politique dans le pays.

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