Fiodor Konioukhov ou l'impasse russe du rationalisme

© RIA Novosti . Alexander Outkin / Accéder à la base multimédiaFedor Konioukhov
Fedor Konioukhov - Sputnik Afrique
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Le skipper russe Fiodor Konioukhov, qui a récemment bouclé son quatrième tour du monde en solitaire, est un phénomène qui engage dans une impasse toute idée de pensée rationnelle.

Le skipper russe Fiodor Konioukhov, qui a récemment bouclé son quatrième tour du monde en solitaire, est un phénomène qui engage dans une impasse toute idée de pensée rationnelle.

Qu'est-ce qui peut bien pousser avec une telle force cet homme de 54 ans à se lancer dans un affrontement à mort contre l'Océan? Et par quel miracle ce solitaire sort-il vainqueur de cette empoignade de six mois au cours desquels l'esprit doit être en éveil vingt-quatre heures sur vingt-quatre?

Anatoli Konioukhov admet que parfois il se pose lui-même ces questions.

Pour lui, l'Océan c'est une créature vivante (peut-être même une substance vivante) qui l'observe parfois avec curiosité, le plus souvent avec indifférence, comme un titan pourrait contempler une fourmi lui chatouillant le pied, se contentant de temps à autre, dans un excès de colère, d'envoyer mille et une vagues frapper le sacrilège et son bateau.

La traversée à bord du voilier de la classe maxi avait commencé le 24 novembre 2004. Ce jour-là le bateau avait quitté le port britannique de Falmouth, traversé la Manche et mis le cap sur le golfe de Gascogne baigné par l'océan Atlantique. Dans un premier temps Anatoli Konioukhov avait prévu de faire le tour du monde en suivant l'itinéraire: Angleterre, cap de Bonne espérance, océan Indien vers le cap Leewin et après poursuite dans l'océan Pacifique en direction du mythique cap Horn et ses 40e Rugissants. Une fois passé l'extrême sud du cône américain, le périple devait revenir dans l'Atlantique pour rallier l'Angleterre à Falmouth.

Si l'on se représente mentalement l'hémisphère sud de la Terre, on voit que le gros de l'itinéraire suivi par Anatoli Konioukhov contournait l'Antarctique glacial, ce qui avait constamment placé le voilier sous l'effet de vents froids.

L'impertinence du navigateur solitaire n'échappa pas à l'Océan et dès les côtes du Portugal plusieurs violentes tempêtes s'abattirent sur Konioukhov. Ordinairement en ces parages la houle est beaucoup plus calme. Mais c'étaient de vulgaires coups de chien qui néanmoins poussèrent le voilier dans la zone des Doldrums (cyclones). Le pilote automatique s'étant brisé, Konioukhov se mit à la barre. Plus question maintenant de dormir. Alors que l'homme et le bateau étaient à deux doigts de se briser et de couler, l'Océan cessa brusquement de leur prêter tout intérêt.

L'Océan n'a pas de mémoire, dit Konioukhov, et quand tu navigues sur lui il n'a aucun souvenir de toi. Ton application le laisse indifférent. Il n'est jamais le même quand il se présente à toi. En quatorze ans de navigation à voile je n'ai jamais vu l'Océan avec le même visage.

Cependant, il y a quelque chose d'infiniment supérieur qui te regarde, poursuit le skipper. C'est Dieu. Ses regards et ses coups, voilà ce qu'il faut supporter.

Cette trêve du destin et de l'homme a duré deux mois.

Dans l'océan Indien, à la hauteur de l'archipel des Kerguelen, le Ciel perdit patience et le voilier dut affronter une terrible tempête, peut être la plus terrible de toutes celles connues en quatorze ans par Anatoli Konioukhov. C'est d'ailleurs ce qu'il avait annoncé lui-même par téléphone satellitaire à l'état-major qui suivait la course circumterrestre: "Je n'ai jamais rien vu de tel!" Le vent soufflait à la vitesse de 120 kilomètres par heure. Des lames de 18 mètres de haut. En plein jour l'obscurité était quasi totale entre les masses d'eau.

La cauchemar dura toute une semaine.

L'état-major donna l'ordre au navigateur de se mettre en régime de survie, de cesser de maintenir la cape et de sortir à tout prix de la tempête. Cependant Konioukhov ignora l'injonction, étant tombé dans cet état de démence sacrée qui sauve le guerrier pendant la bataille. Soudainement l'Océan revint à des moeurs plus paisibles et oublia l'homme une nouvelle fois. La tempête laissa la place à une houle nerveuse.

Dieu m'avait certainement accordé une grâce puisque c'est juste à ce moment qu'un hauban d'acier du mât céda. Comme maintenant c'était le mât lui-même qui risquait de céder, Konioukhov fut contraint de sortir du calendrier et de gagner le port australien de Hobart où on lui fit parvenir un hauban et un pilote automatique... Quarante jours de perdus. Mais...

"Si je n'avais pas réparé, le mât se serait brisé à coup sûr, dit le skipper. C'est que j'avais doublé le cap Horn très tardivement. La neige tombait déjà, les froids étaient là. Sans pilote automatique je n'aurais certainement pas résisté au froid sur le pont. Le vent soufflait avec une force terrifiante. Je pense que la rupture du hauban juste avant l'épreuve du cap Horn n'a rien de fortuit. Dieu me protégeait".

Un jour je me suis retrouvé au milieu de skippers qui allaient se lancer dans une course autour du monde et je leur ai demandé pourquoi ils affrontaient l'Océan, ce qu'ils y recherchaient.

Leur réponse m'a frappé: c'est le seul moyen de comprendre la véritable valeur de l'existence. L'Océan est un milieu si terrible que lorsque l'on en revient vivant on est prêt à embrasser ses pantoufles. Après un tour du monde la vie ordinaire devient une véritable sinécure.

Question: pour longtemps?

Réponse: trois ans. Au-delà de cette période il faut reprendre la mer.

Fiodor Konioukhov tient les mêmes propos: on n'entreprend pas une croisière circumterrestre pour battre des records. On part pour saisir le sens de l'existence. "C'est pour ça que je partais. Vous savez, là-bas on visionne toute sa vie en une journée. Une minute vécue là-bas est bien plus précieuse que toutes les années passées à végéter en ville. Et puis en mer je ressens toujours de la peur. La peur de la solitude, la peur de l'ouragan, la peur du calme plat aussi, lorsque l'on s'aperçoit que sous toi et au-dessus de toi c'est l'infini. Seulement la peur est un sentiment que je préserve. Car il me semble que si la peur m'abandonnait il me manquerait quelque chose".

Dans le phénomène Konioukhov, on déchiffre aisément le code donnant accès à la mentalité russe.

La Russie est comme un bateau isolé à proximité de l'Arctique glacial, son histoire tourmentée tend toujours à l'extrême, à la peur sacrée. Pourquoi? Pour pouvoir dans les affres de la solitude extirper des abysses de la peur le sentiment que le grand philosophe français Albert Schweitzer appelait vénération devant la vie.

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