La frontière russo-chinoise: une zone de tous les dangers écologiques

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La pollution des grandes fleuves russes Amour et Irtych, notamment le récent accident à une usine chimique de Chine au centre de cette interview.

- En guise de "cadeau de Nouvel An", les Russes riverains de l'Amour ont reçu de leurs voisins chinois une nappe de benzol dont ils se seraient bien passés. Le pays tout entier suit dans l'anxiété sa progression sur l'Amour. Les écologistes s'attendaient-ils à une telle surprise?

V.S. - L'explosion du 13 novembre dans l'usine chimique de Jilin et le déversement de 100 tonnes de benzol qui s'est ensuivi n'étaient évidemment pas prévisibles. Néanmoins, ce qui s'est produit n'a pas provoqué un grand étonnement chez nous. Cet événement n'a fait que donner un peu plus de relief aux problèmes écologiques qui se sont fait jour à la frontière russo-chinoise. Ils existent depuis longtemps sans que l'on parvienne à les régler et nous pensions que "l'abcès devait être vidé". Maintenant, sous la pression les tristes circonstances que nous connaissons, les choses vont peut-être bouger du point mort.

- Les moments de tension, en particulier de caractère écologique, sont assez fréquents dans les territoires transfrontaliers. En quoi la situation sur la frontière chinoise est-elle particulière?

V.S. - La Russie est limitrophe de nombreux Etats et des frictions d'origines écologiques se produisaient de temps à autre dans les régions frontalières, et jusqu'ici des solutions toujours civilisées ont été trouvées. Souvenons-nous du grave incident à la frontière russo-lituanienne, dans l'isthme de Courlande. Non loin de la presqu'île, sur le plateau continental, la compagnie pétrolière Lukoïl avait installé la plate-forme de forage D-6, ce qui n'avait pas eu l'heur de plaire aux Lituaniens. Nous avions réussi à leur démontrer que leurs craintes étaient infondées et le différend avait été réglé. On pourrait qualifier d'exemplaire notre coopération écologique avec les Allemands, les Finlandais, les Estoniens et les Kazakhs. Par contre, le territoire transfrontalier russo-chinois pose toujours problème du point de vue écologique, et ce dans une grande mesure en raison de carences légales en matière d'environnement.

- Quelles sont, selon vous, les causes de la situation actuelle?

- Premièrement, la différence des potentiels démographiques joue ici un rôle considérable: dans la zone frontalière la population chinoise est de plusieurs fois supérieure à la nôtre. En particulier, de nos jours 70 millions de Chinois vivent le long de la Songhua dont le bassin de réception se trouve en totalité en territoire chinois. Sur une longueur de 1.500 kilomètres ce fleuve recueille les eaux usées - déversées légalement ou non - des villes et localités riveraines, pour aller se jeter dans l'Amour. On imagine aisément ce qu'il charrie. Or, son débit représente approximativement le tiers de celui de l'Amour. En aval du confluent de la Songhua, la qualité des eaux de l'Amour se dégrade sensiblement. En 2004, dans cette partie de l'Amour les paramètres hydro-chimiques classaient l'eau dans la catégorie IV (polluée) alors que l'année précédente elle figurait dans la catégorie III (modérément polluée). D'autre part, pendant les crues l'eau de la Songhua est impropre à la consommation.

A la disproportion démographique il faut ajouter le contraste économique: le développement anthropogène du territoire chinois limitrophe est incomparablement plus actif que celui observé côté russe. Qui plus est, le système de purification des eaux domestiques et industrielles déjà défectueux ne suit pas le rythme du développement économique. Des lois et des services environnementaux existent évidemment en Chine, mais il est difficile aux autorités de prendre chaque contrevenant en délit d'infraction. Elles sont en mesures de sanctionner les grandes entreprises enfreignant les lois écologiques, mais elles ne sont pratiquement pas en mesure d'exercer le contrôle global que l'on serait en droit d'exiger.

- Cela veut-il dire que la situation va continuer de se dégrader?

- Malheureusement, les pronostics n'ont rien de réconfortant. Les contrôles révèlent qu'il n'y a pas autopurification de l'Amour. La pollution transfrontière s'observe aussi dans la région de Khabarovsk, une ville qui se trouve à 220 kilomètres en aval. La teneur en oxygène de l'Amour se dégrade, les eaux du fleuve sont de plus en plus chargées de substances suspendues et biogènes, de chlorures et de produits pétroliers. Les réserves halieutiques de l'Amour se raréfient, le poisson dégage une odeur désagréable et présente des maladies inconnues. Il y a plusieurs années déjà nous avions prévu une dégradation de la situation dans la Songhua. C'est aujourd'hui une évidence.

- Dans quelle mesure l'Amour est-il pollué par le rivage russe?

- Il faut bien avouer que chez les Russes également la conscience écologique n'est pas à la hauteur. Sur notre territoire aussi il y a d'importantes sources de pollution de l'Amour, mais elles n'ont pourtant rien de comparable à celles que l'on observe en Chine. Les stations d'épuration de Khabarovsk, une ville de 600.000 habitants, ne sauraient être qualifiées d'exemplaires. Le système de prise d'eau, superficiel, est technologiquement dépassé. Ordinairement, les stations d'épuration de n'importe quelle ville sont prévues pour traiter une eau sale "ordinaire", dont on connaît les proportions de suspensions nocives. Seulement quand un accident technologique se produit en Chine, comme cela a été récemment le cas, ou si quelqu'un déverse un pesticide, ce qui arrive aussi, en Russie nous ne le savons pas. A plusieurs reprises il a été proposé à la partie chinoise de s'informer réciproquement des accidents éventuels, mais elle n'a pas accepté. Les autorisés de Khabarovsk ont l'intention de transférer les prises d'eau de l'Amour dans la Toungouska et d'autres rivières et d'utiliser les eaux souterraines. La situation est telle qu'il faut se résigner à des mesures radicales et à investir dans des projets hydrauliques d'importance vitale. Pour expier leur culpabilité, les Chinois ont entrepris la construction d'une digue et nous ont fourni plusieurs centaines de tonnes de charbon activé. Cependant, ce ne sont là que des mesures provisoires qui ne permettront pas de sauver la situation. Le fond général ne cesse de se dégrader, il n'y a aucune garantie que d'autres accidents ne se reproduiront pas.

- Des normes internationales de comportement dans les territoires frontaliers existent. Est-il vraiment impossible de s'entendre avec les Chinois au sujet d'actions civilisées?

- Nous recherchons en permanence le dialogue, sous souhaitons établir un contrôle conjoint, signer des accords appropriés. L'histoire de nos rapports écologiques avec la Chine remonte à la dernière décennie du siècle passé. Nous avons conclu avec la Chine plusieurs accords intergouvernementaux dans le domaine de la protection de la nature, les premiers ont été signés en 1994. Cependant, les mécanismes de ces documents sont insuffisants pour régler la totalité des problèmes qui se sont accumulés. Des possibilités d'extension de la base contractuelle se sont fait jour après la conclusion du Traité sur le bon voisinage, l'amitié et la coopération entre la Russie et la Chine en date du 28 février 2002. Un Plan d'action russo-chinois pour 2005-2008 en vue d'appliquer le Traité sur l'amitié et la coopération a été adopté au cours de la visite effectuée par Vladimir Poutine à Pékin les 14-15 octobre de cette année. Cependant, en dépit d'une relance du dialogue, les groupes de travail russo-chinois mis en place ne sont pas habilités à régler de nombreux problèmes d'actualité comme la préparation à la signature d'un Accord intergouvernemental de coopération dans le domaine de la protection et de l'utilisation rationnelle des sites hydrauliques transfrontières; le contrôle du détournement d'une partie du débit du fleuve transfrontière Irtych dans les zones arides de la région autonome du Xinjiang-Ouïgour; la protection des espèces animales rares, la lutte contre l'exportation illicite de spécimens de la flore et de la faune des régions frontalières de la Russie; la lutte contre les déversements de pesticides et de substances chimiques dangereux dans le système fluvial de l'Amour et des autres cours d'eau frontaliers; l'expertise écologique des projets exerçant un impact sur les territoires naturels transfrontaliers.

La partie russe a rédigé le Protocole de l'Accord intergouvernemental sur la création du mécanisme des rencontres régulières des chefs de gouvernement des deux pays ainsi que sur la mise en place d'une Sous-commission pour la protection de l'environnement et l'utilisation de la nature. La signature du Protocole et la tenue de la première réunion de la sous-commission pour la coopération dans le domaine de la protection de l'environnement sont programmées pour février-mars 2006. Des représentants des entités de la Fédération de Russie du bassin de l'Amour feront obligatoirement partie de la sous-commission. Les négociations auront toujours pour objectif essentiel la signature d'un Accord intergouvernemental sur la coopération dans le domaine de la protection et de l'utilisation rationnelle des sites hydrauliques transfrontières.

Je souligne que la Russie avait déjà à plusieurs reprises (en 1997, 2000, 2002, 2003 et 2004) proposé de signer un tel document dont un projet avait été remis pour examen aux autorités chinoises, y compris par voie diplomatique. Néanmoins Pékin avait invariablement trouvé un prétexte pour éluder le problème. Nous espérons que ce qui vient de se produire incitera la partie chinoise à réviser sa position.

- La Chine a quand même déclaré d'emblée qu'elle était disposée à réparer le préjudice causé à la Russie et déjà entrepris des démarches dans ce sens. Peut-on, à l'heure qu'il est, estimer l'ampleur des dommages, ne fut-ce qu'approximativement?

- La Chine a présenté officiellement ses excuses pour ce qui s'était produit et a promis de réduire le préjudice à son minimum. Elle a même accepté de travailler conjointement avec des spécialistes russes. Des contrôles de la pollution sont effectués deux fois par jour dans cinq registres. Les eaux empoisonnées sont additionnées d'eau provenant des retenues de centrales hydroélectriques chinoises. La partie chinoise travaille sur un projet d'évaluation des dommages et de restauration de l'écologie de la Songhua. D'autre part, elle a signé avec l'administration du territoire de Khabarovsk un très important Accord sur les échanges d'informations. Actuellement la concentration de dérivés benzoliques dans les eaux fluviales a baissé, mais il ne faut pas perdre de vue qu'ils n'ont pas disparu comme par enchantement: certains se sont solidifiés dans la glace, d'autres se sont mélangés avec les alluvions. Estimer rapidement le préjudice et présenter la note à la Chine est impossible, par conséquent il serait prématuré d'avancer des chiffres quelconques. Il faut que le cycle de déplacement de la nappe dangereuse prenne fin. Ensuite il faudra analyser les alluvions, étudier le biote. Dans l'Arrondissement autonome des Juifs il y a des élevages piscicoles et des frayères naturelles. Il est certain que des dérivés nocifs y pénétreront. Au printemps la glace polluée par le benzol sera charriée jusqu'à la mer d'Okhotsk, jusqu'aux lieux d'habitation du hareng et du saumon. Par conséquent, les véritables chiffres concernant le préjudice ne seront connus que sur le long terme et très difficilement encore.

- Le problème de l'eau à la frontière russo-chinoise se limite-t-il exclusivement à la pollution de l'Amour ou bien a-t-il d'autres aspects?

- Le deuxième point douloureux, c'est l'Irtych. Cette rivière prend sa source en Chine, elle coule dans ce pays sur un tiers de sa longueur, ensuite elle poursuit son chemin au Kazakhstan et atteint le territoire russe où elle conflue avec l'Ob. En ce qui concerne le débit de l'Irtych il y a problème et dans une grande mesure à cause de la position prise par la Chine. C'est qu'en 1997, cette dernière avait entrepris des travaux en vue d'y puiser de l'eau pour irriguer ses territoires arides. Pendant la visite effectuée à Pékin en avril dernier par le ministre russe des Ressources naturelles, Youri Troutniev, la partie chinoise a pour la première fois annoncé officiellement qu'elle prélèverait près de 20% des eaux de l'Irtych. C'est là un nouveau défi écologique lancé à la Russie parce que la région d'Omsk dépend entièrement de l'eau de cette rivière. En l'absence d'Accord environnemental avec la Chine, nous ne disposons pas d'instrument permettant d'intervenir auprès de la partie chinoise en cas de circonstances imprévues ou prévisibles. Aujourd'hui Pékin se déclare disposé à dialoguer sur ce problème séparément avec nous et avec le Kazakhstan. Dans le même temps nous pensons, tout comme le Kazakhstan, que le problème de l'Irtych doit être réglé dans le cadre des relations tripartites.

Paroles recueillies par Tatiana Sinitsyna, commentatrice de RIA Novosti

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