Le poids de la communauté russe en Israël

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Synthèse en vue des prochaines élections législatives en Israël

A l'occasion des prochaines élections législatives, le vote de la communauté russe est plus que jamais convoité par les partis politiques israéliens tant il pourrait s'avérer déterminant à l'issue du scrutin. Rassemblant 1 million de personnes, la communauté russe d'Israël représente aujourd'hui 20% de la population totale de l'Etat hébreu. Au delà des bouleversements sociaux et démographiques que les vagues d'immigration successives ont provoqués, l'élection de la 17ème Knesset est l'occasion de se pencher sur le rôle politique auquel peut prétendre aujourd'hui la communauté russe en Israël.

Retour historique et intégration

La chute du rideau de fer et la dislocation de l'Union Soviétique vont entraîner, entre la fin des années 80 et le début des années 90, une vague d'immigration sans précédent vers la Terre sainte. Parallèlement au renforcement de la politique d'immigration américaine et à la création, en ex-URSS, d'organisations chargées de promouvoir la culture juive et israélienne auprès des populations déjudaïsées, afin de les encourager à émigrer, Israël va accueillir, entre 1989 et 1998, près de 800 000 personnes en provenance des pays de la CEI, majoritairement de Russie et d'Ukraine.

Confortée par de précédentes vagues d'immigration datant de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, la communauté russe a très rapidement trouvé sa place au sein de la société israélienne. Tout en profitant des politiques de l'Etat hébreu en matière d'immigration, qui ont dans l'ensemble favorisé l'émergence du communautarisme, elle a su assurer la sauvegarde de sa culture et de son identité sans pour autant tomber dans l'écueil de la marginalisation.

Ce délicat compromis a probablement été obtenu grâce à la "qualité" des immigrés russes, parmi eux figurent bon nombre d'intellectuels, de cadres, de scientifiques et d'ingénieurs. Dans les années 90, plus de la moitié des immigrés russes disposaient de diplômes d'études supérieures, contre environ 28% pour la population israélienne en général. Mise à part l'adaptation professionnelle difficile à laquelle doit faire face tout nouvel immigré, la communauté russe a dans l'ensemble très bien intégré le marché du travail israélien. Un vaste réseau médiatique en langue russe a été mis sur pied, une cinquantaine de journaux dont certains atteignaient le million d'exemplaires au début des années 1990, permettait à la communauté de conserver un contact fort avec son pays d'origine.

Les dernières années ont été marquées par un fort ralentissement de l'immigration à destination d'Israël. Contre 80% en 1990-1991, l'immigration en provenance d'Ex-URSS ne représente aujourd'hui guère plus de 8 ou 9% du total de la croissance de la population israélienne. Le constat est particulièrement flagrant pour ce qui concerne les russes (on entend par là les citoyens israéliens en provenance d'ex-URSS) . 150 000 à 185 000 lors de la Perestroïka, les russes ne sont aujourd'hui pas plus de 12 000 à 15 000 à s'installer en Israël chaque année. Alors que traditionnellement la place faite à l'hébreu était plutôt mince (en 1993, seul un immigré russe sur deux maîtrisait l'hébreu et un sur quatre était en mesure de l'écrire), les nouvelles générations ont davantage tendance à se tourner vers la langue de leur pays adoptif et se montrent moins soucieuses de préserver leur langue d'origine. Cette nouvelle orientation est palpable également dans la sphère médiatique: le nombre de journaux édités en russe a diminué, de même que leur tirage.

Soutenu par des groupes associatifs très actifs, le communautarisme russe reste toutefois encore très fort. Grâce à des dons privés et comptant sur un nombre important d'enseignants russes, un réseau d'enseignement parallèle au réseau gouvernemental dispense pour l'immense majorité des enfants russophones le programme officiel israélien, et propose également des cours du soir axé sur l'histoire et la culture russe.

La communauté russe face à l'idéal sioniste

La spécificité de la communauté russe réside principalement dans le rapport particulier qu'elle entretient avec le judaïsme. La judéité ne joue en effet pratiquement aucun rôle de cohésion entre les immigrés russes, pourtant sous le coup de la "loi du retour", et le reste de la population israélienne. La loi du retour, adoptée en 1970, qui a permis l'alya (littéralement la "montée" en Israël) de milliers de russes, a favorisé l'émergence d'un rapport assez flou entre laïcité et judéité, tout en ébranlant sérieusement l'idéal sioniste. Selon la loi hébraïque, la judéité se transmet par la mère, alors que cette loi du retour accorde à quiconque pouvant attester d'un ascendant juif le statut de citoyen israélien. Si Israël est l'Etat du peuple juif, ces nouveaux immigrés, malgré la loi du retour, ne sont pas considérés comme tel par la halakha (loi juive). Les russes montrent d'ailleurs dans l'ensemble peu d'intérêt pour les fêtes religieuses et disposent d'une connaissance assez rudimentaire de la religion juive. Ils ont en revanche pu éviter un choc culturel trop violent en ouvrant par exemple leurs propres supermarchés où l'on peut trouver de la viande non-casher.

En plus de la mésentente autour du concept de judéité introduite par la loi du retour, la place concédée à la laïcité de la communauté russe provient également du fait que les populations russes immigrées étaient après la période communiste largement déjudaïsées. Contrairement aux vagues d'immigration du début du siècle, les nouveaux venus n'étaient pas "motivés par un engagement sioniste... ils n'ont pas étudié l'hébreu en secret, ni suivi, soigneusement calfeutrés chez eux, les émissions de Kol Tsion laGola, la chaîne de radio israélienne destinée aux Juifs de la diaspora" (Sever Plotsker pour le quotidien israélien Yediot Aharonot).

Si ce rapport unique a été dans l'ensemble accepté par les Israéliens, c'est qu'en dehors de la remise en question de l'idéal sioniste, la communauté russe a fait preuve pendant des périodes difficiles, et notamment durant la deuxième Intifada, d'un attachement inconditionnel au territoire israélien: "Tandis que les habitants de Ramat-Aviv Guimel (quartier chic de Tel Aviv) sonnaient déjà le glas de l'Etat d'Israël et faisaient transférer leurs fonds dans des banques suisses, les enfants d'Afoula Illit (district nord d'Israël), dont une bonne moitié sont "russes", continuaient à aller à l'école en bus pendant que leurs babouchkas allaient prier sur des tombes fraîches" (Sever Plotsker).

L'émergence d'une visibilité politique

L'arrivée massive des russes s'est également fait ressentir au niveau politique, d'autant plus que la loi du "retour" accordait à tout immigré le droit de vote. En plus de s'acquitter de son devoir politique (avec une abstention de 20% pour les élections de 1996, le taux de participation de la communauté russe était sensiblement le même que le taux national), la volonté des russes de jouer un rôle actif dans la vie politique d'Israël s'est traduite par la création d'un parti politique voué uniquement à la défense de leurs droits.

Bien qu'aux élections législatives de 1992, le parti mené par Iouli Kocharovsky n'ait pas remporté suffisamment de voix pour prétendre à une représentation au sein de la Knesset, le poids politique de la communauté russe devient manifeste lors des élections suivantes. Aux législatives de 1996, avec 5,7% des suffrages, le parti Israël ba-Aliya (Israël, notre maison) mené par le russe Lieberman, immigré en Israël en 1978, récolte sept sièges à la Knesset, remporte les présidences de la commission sur l'environnement et de celle sur la protection des femmes et obtient en outre deux portefeuilles dans le gouvernement Netanyahu, celui du commerce et de l'industrie pour Nathan Chtcharanski et celui de l'intégration attribué à Youri Edelstein. Avigdor Lieberman, fondateur du parti Israël ba-Aliya, est quant à lui nommé au poste clef de directeur de cabinet de Netanyahu. En passant de 7,5% de votants en 1992 à 12,5% en 1996, le soutien électoral de la communauté, et par extension celui du parti Israël ba-Aliya, est devenu en quelques années de plus en plus décisif pour les grands partis politiques.

La recette du succès d'un tel parti auprès de la communauté russe provient du fait qu'elle n'avait pas jusqu'ici trouvé d'oreille attentive ni auprès du Likoud ni auprès du parti travailliste. Disposant d'un poids démographique important, les russes aspiraient à prendre en charge leur destinée sociale et politique, et se tournèrent pour cela vers un parti politique qui, au delà des questions touchant au règlement du conflit israélo-palestinien, était susceptible de faire entendre des revendications relatives à l'organisation pratique de la communauté en matière d'emploi, de logement, voire d'éducation. Le parti Israël ba-Aliya proposait d'ailleurs lors de la campagne de 1996 l'instauration d'un mariage civil et la création de cimetières laïcs, les russes étant "désireux d'une moindre interférence de la religion et de l'Etat dans la vie privée des citoyens" (Anne de Tinguy).

La création de ce parti et la défense de certaines revendications ont soulevé en Israël des questions fondamentales. Si la création d'un parti politique voué à la sauvegarde des intérêts d'une communauté représente la preuve tangible de l'influence exercée par la communauté russe sur le modèle israélien, l'émergence d'un vote "ethnique" (celui-ci sous-entendant la constitution d'une formation politique chargée de sauvegarder les intérêts d'une communauté spécifique) constitue également "un défi insupportable à la fiction d'une unité nationale postulée par l'idéologie dominante sioniste" (Denis Charbit).

Pour les élections parlementaires du 28 mars 2006, la communauté russe représente désormais à elle-seule un potentiel allant de 18 à 20 sièges (sur un total de 120 sièges à pourvoir). On comprend bien qu'il s'agit là d'un capital de voix incontournable, d'autant plus que les tendances de votes de la communauté russe sont désormais beaucoup plus mobiles qu'auparavant. Cette nouvelle élection devrait en effet confirmer que, parallèlement à la baisse du soutien offert traditionnellement par l'électorat russe au parti Israël ba-Aliya, les votes de la communauté russe ont désormais tendance à se diluer dans le paysage politique israélien, la prise en compte des intérêts de la communauté russe ne s'effectuant plus désormais uniquement à travers un parti politique communautariste.

Cette semaine d'ailleurs, chaque parti politique s'est lancé dans un marathon électoral visant à séduire le plus possible la communauté russe. Les travaillistes, le Likoud, Kadima, tous espèrent pouvoir compter sur le soutien de la communauté qui se révèlera déterminant lors du prochain vote. En mettant en avant des promesses visant à favoriser l'intégration économique et sociale des immigrés et à réduire le chômage, les partis politiques israéliens ont compris que les questions touchant au bien-être de la communauté avaient autant d'importance que les questions liées à l'autonomie palestinienne.

Le débat sur l'institution du mariage civil a d'ailleurs acquis, au cours de cette campagne, une visibilité à la mesure des bouleversements qu'il pourrait provoquer au sein de la société israélienne. Si le poids de la communauté russe force les partis politiques israéliens à ne pas occulter des sujets fondamentaux, la défense de certaines revendications peut en revanche constituer une stratégie peu concluante. La promesse d'instituer une alternative au mariage israélien pourrait se traduire par un soutien de la communauté russe mais impliquerait en retour la perte, pour les partis politiques israéliens, du soutien traditionnel de l'électorat religieux. Même s'il affirme sa sympathie avec l'Union nationale (au sein de laquelle figure le Parti national religieux), le pari semble moins hasardeux pour le parti Israël ba-Aliya de Lieberman: "les religieux ne votent pas pour un candidat russe et les russes ne votent pas pour des candidats religieux" (le quotidien Haarvertz). Devant la portée du problème (entre 2000 et 2004, 56% des citoyens israéliens en provenance d'ex-URSS ont dû se marier à l'étranger), les trois grands partis ont conscience des conséquences électorales que pourrait provoquer une politique de l'autruche. Ainsi, Kadima a réaffirmé son intention de proposer une alternative au mariage encadré exclusivement par la halakha, le Likoud a formulé une proposition plus vague à propos de la reconnaissance d'un statut spécifique qui pourrait garantir les mêmes droits que ceux auparavant réservés exclusivement aux mariés reconnus par la halakha.

La question du retrait unilatéral israélien va être également déterminante au cours de cette campagne. Sans pour autant adhérer les yeux fermés aux thèses fondamentalistes de Lieberman, la communauté russe est très attachée à l'intégrité du territoire israélien et ne croit pas en la possibilité d'un règlement pacifique avec les Palestiniens. Leur position a déjà fait longuement réfléchir les responsables de tous les partis politiques. En effet, selon Eliezer Feldman, sociologue, pour la communauté russe qui a grandi dans un pays où le caractère inexpugnable des frontières était reconnu comme valeur intrinsèque d'un pays et preuve de sa puissance, l'idée d'un Etat dépourvu de frontières délimitées reconnues internationalement est inconcevable. Parallèlement, provenant d'un pays gigantesque, la communauté russe se sent menacée par un risque d'isolement et ne peut se résoudre à l'idée de vivre recluse entre des murs de béton.

Selon les premières études conduites auprès de la communauté, le parti travailliste d'Amir Peretz aura apparemment du mal à rallier le vote russe. Celui-ci ne devrait récolter que 0,5% du vote des immigrés russes. Profitant du vide provoqué par la disparition d'Ariel Sharon du paysage politique israélien, le Likoud de Benjamin Netanyahu aurait gagné, selon les premiers sondages, 2 sièges auprès de la communauté russe depuis le début de la campagne présidentielle.

En baisse de régime, Kadima aurait perdu 3 sièges mais devrait en conserver 5 ou 6. En présentant six candidats russophones, ce parti recevra probablement le soutien le plus important chez les russes. Olmert reste un parfait inconnu et l'issue de la campagne devrait dépendre de sa capacité à se présenter comme le successeur légitime d'Ariel Sharon. Quant au parti Israël ba-Aliya, même si Avigdor Lieberman pourrait récolter jusqu'à sept ou huit sièges de la part de la communauté immigrée en général, son programme flou et populiste et son insistance à accepter toute alliance lui permettant de figurer en bonne place à la Knesset pourrait provoquer la défection de ses troupes russes les plus fidèles. Ralliant les vétérans de l'ex-URSS, il reste pourtant courtisé par toutes les familles politiques, au point que certains se posent des questions sur la légitimité du parti qui à l'issue des élections a de bonnes chances de figurer en quatrième position à la Knesset, la candidature de Lieberman comme membre du gouvernement ne se posant plus d'elle-même.

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