L'inégalité sociale, terrain de la nouvelle culture

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Par Anatoli Korolev, RIA Novosti

Les 70 années d'existence de l'Etat soviétique n'ont pas seulement constitué une expérience politique et économique, elles ont aussi été une tentative de répondre à une question globale: l'égalité peut-elle créer sa propre culture?

L'expérience antérieure de l'humanité avait montré que l'inégalité était le moteur principal du développement de la culture. Seuls les palais et les cours pouvaient soutenir un architecte, un peintre ou un musicien. En fait, avant le début du 18e siècle, la vie de l'élite culturelle était presque exclusivement un phénomène de cour. Il a fallu des commandes de monarques et de l'Eglise pour engendrer les célèbres �uvres de Velasquez, Leonard de Vinci, Rubens, Haendel, Mozart, Bach ... La création de parcs paysagers, d'opéras, de cathédrales ou de n'importe quelle �uvre phénoménale nécessitait d'immenses investissements.

La bourgeoisie, si elle a permis à la culture d'acquérir une dimension plus concrète, n'a pas pour autant aboli le principe de la commande, estimant que le principal destinataire et connaisseur en matière de culture était l'establishment, et non pas les masses populaires.

Les Soviets, eux, ont fait une tentative grandiose pour créer une culture fondée sur l'idée d'égalité. Le Parti, l'Etat et son instrument de "commande sociale" devinrent alors les principaux mécènes. Et le miracle a partiellement eu lieu. Trois types d'�uvres d'art sans précédent ont fait leur apparition: les manifestations, les parcs de loisirs et les expositions des réalisations de l'économie nationale. C'était le triomphe du principe de Robespierre, selon lequel le peuple doit être un spectacle pour lui-même.

La manifestation était conçue comme un défilé majestueux de la victoire du peuple, le parc culturel incarnait l'objectif authentique de l'art consistant à organiser la vie courante des travailleurs, enfin, la ville dorée de la capitale, la VDNKh (Exposition des réalisations de l'économie nationale de l'URSS), exposition féerique, incarnait le triomphe de l'utopie sociale.

Il faut dire que la platitude en tant qu'absence de beauté était la condition sine qua non de l'égalité culturelle.

Après le tournant historique de la Russie vers les valeurs du capitalisme, toute l'ancienne expérience culturelle a été rejetée et l'inégalité est redevenue la source d'une nouvelle esthétique. Les riches furent les premiers à manifester leur intérêt pour le design, l'architecte devint incontournable dans la construction de centaines de villas, l'art de la restauration refit son apparition, des chefs cuisiniers se ruèrent dans la capitale du nouveau monde, truffes et homards apparurent dans les menus.

Il convient de citer Pietro Rongoni, chef cuisinier italien du restaurant Fidelio: "A mon avis, mis à part l'Italie, c'est en Russie qu'on trouve la meilleure cuisine italienne. De retour chez eux, les Russes veulent retrouver notre cuisine et ils sont prêts à y mettre le prix".

L'art de la séduction, dans toute son impertinence, est lui aussi ressuscité. Des milliers de maisons closes clandestines (pour l'instant) proposent un choix de services dont ne pouvaient rêver les Soviétiques. L'homosexualité est pratiquement légalisée. Les chaînes de nuit diffusent des films érotiques.

Bref, le système des valeurs a changé du tout au tout.

Paradoxalement, les trois grandes réalisations de la culture soviétique de masse - la manifestation, le parc de loisirs et l'exposition - n'ont pas disparu, mais elles ont tout de même changé.

Ainsi, notre télévision offre le modèle d'une nouvelle union des masses en présentant d'interminables shows lors desquels, comme par le passé, la majorité passive regarde une poignée de leaders. Peu importe s'il ne s'agit plus de la tribune du Mausolée et de la place Rouge remplie de manifestants. Le principe de la division entre la masse et un groupe de pontifes s'est conservé. Les stars du petit écran ont remplacé les icônes du parti. Les bonzes des partis, par exemple Vladimir Jirinovski (libéraux-démocrates), utilisent abondamment les talk-shows.

L'argent est devenu l'objet de convoitise des masses.

La popularité des émissions où il est question d'argent et de cadeaux, "Comment devenir millionnaire" (la version russe de "Qui veut gagner des millions" - ndlr.), "Le champ des miracles", "La Maison" ("Dom", une énième version du "Loft" russe - ndlr.), "Famine"... atteint des proportions fabuleuses. Et le peuple raisonne comme suit: certes, nous n'avons pas d'argent, mais nous voyons comment nous enrichir facilement.

Le rôle des parcs de loisirs est maintenant assumé par des revues glamour. Le glamour a pénétré dans les plus grands médias, comme, par exemple, les journaux télévisés qui montrent les photos des villas de Kim Basinger en Californie ou de Sharon Stone, sur lesquelles la star se baigne dans trois piscines ou donne à manger à des antilopes domestiquées. Ici se forme la culture de l'hommage. Le spectacle d'un heureux destin. L'accent est mis sur les loisirs à la mode. C'est vrai, pense le téléspectateur, je ne suis pas une star, mais je peux tranquillement entrer dans une maison étrangère, et je me souviendrai de tous les détails...

L'exposition - avec son principe de se montrer et de regarder les autres - est paradoxalement remplacée par le tourisme massif. Mais à présent une famille se fait photographier non pas devant le pavillon "Cosmos" ou la fontaine "de l'Amitié des peuples", mais devant un hôtel turc, la Tour Eiffel ou les pyramides d'Egypte. Et le touriste agite sa main. Non, nous n'avons pas de millions, mais nous aussi nous sommes ici...

Un dernier point: la platitude sous toutes ses formes reste, comme avant, la condition décisive de l'existence de l'art. Autrement, personne ne s'y intéresserait.

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