Russie-Turquie: conseils d'outre-Atlantique pour la coopération énergétique

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Par Vassili Zoubkov, RIA Novosti

Les mises en garde adressées par la secrétaire d'Etat américaine, Condoleezza Rice, aux autorités grecques et turques contre une monopolisation du marché européen du gaz par la Russie ne sont pas passées inaperçues en Russie. Moscou est habitué aux "prophéties" de ce genre. Surtout qu'elles s'inscrivent entièrement dans la trame des sermons analogues adressés par Washington à l'Union européenne (UE) selon lesquels "une dépendance des livraisons d'hydrocarbures russes serait très dangereuse..."

Nous ignorons dans quelle mesure ce "danger" est perçu de l'autre côté de l'Atlantique, mais en tout cas ce n'est pas ce que révèlent les statistiques. La réalité montre tout le contraire. Les pays de l'UE consomment annuellement 550 milliards de mètres cubes de gaz naturel, dont seulement 25% proviennent de Russie. Mais comme les capacités d'extraction de la Grande-Bretagne et de la Norvège fonctionnent à leur maximum et que la demande de gaz augmente, de nombreux pays européens souhaitent étendre leur coopération énergétique avec Moscou. Même en dépit des dernières déclarations des hauts fonctionnaires ouest-européens. Par exemple, l'Italie est partie prenante dans le projet Blue Stream. L'Allemagne est désormais le principal partenaire de la Russie dans la construction du Gazoduc nord-européen (SEG) posé sur le fond de la mer Baltique. La France, la Norvège et les Pays-Bas entendent participer à la mise en valeur du gisement de condensat de gaz de Chtokman en mer de Barents. Des sociétés européennes construiront des usines de liquéfaction de gaz en Russie.

La Turquie et la Grèce figurent parmi les pays dont le développement repose de longue date sur la coopération énergétique réciproquement avantageuse avec la Russie. Ces deux Etats ont une approche très pragmatique en la matière. Ils reçoivent des quantités de gaz russe de plus en plus grandes et perçoivent en même temps de substantielles rentrées de devises provenant du transit d'hydrocarbures par leur territoire. Un transit qui tend à prévaloir. La Turquie et la Grèce interviennent désormais comme acheteurs, mais aussi partenaires du russe Gazprom dans ses projets en Europe méridionale et au Proche-Orient. Examinons attentivement de quoi il retourne.

Au Proche-Orient via la Turquie

Dans le document turc "Pour une politique nationale de sécurité (MGSB)", autrement appelé "livre rouge" ou "constitution secrète", il est fait état pour la première fois de la notion "garantie de la sécurité économique nationale". Il y est notamment mentionné que la transformation de la Turquie en site de transit mondial pour l'acheminement et le stockage d'hydrocarbures contribuera dans une grande mesure à la réalisation de cet objectif.

L'année dernière, 18 milliards de mètres cubes de gaz ont été livrés à la Turquie, dont 5 milliards par le gazoduc Blue Stream. En 2006, cette conduite devrait permettre d'en transporter une quantité de 25 à 30% plus importante, soit quelque 8 milliards de mètres cubes. Continuons. Conformément à un contrat, les quantités de combustible acheminées par le Blue Stream passeront à 10 milliards de mètres cubes en 2007, à 12 milliards en 2008, à 14 milliards en 2009 et à 16 milliards en 2010.

L'idée d'aménager un nouveau corridor énergétique via la Turquie avait été émise pour la première fois par le président russe, Vladimir Poutine, lors de l'inauguration du gazoduc Blue Stream au mois de novembre de l'année dernière. Evoquant les perspectives de la coopération énergétique russo-turque, il avait notamment relevé qu'une nouvelle conduite pourrait être posée sur le fond de la mer Noire. "Il est envisageable de créer des capacités de transport du gaz supplémentaires pour acheminer le combustible en Italie du Sud, dans l'ensemble de l'Europe méridionale et en Israël", avait dit le président en ajoutant que ce gazoduc ouvrirait de nouvelles perspectives pour l'acheminement du gaz russe jusqu'aux marchés de pays tiers via la Turquie.

Ensuite le projet est passé au stade de la réalisation. Dernièrement à Ankara le patron de Gazprom, Alexeï Miller, et le ministre turc de l'Energie et des Ressources naturelles, Hilmi Guler, ont envisagé l'acheminement du gaz russe en Europe du Sud via la Turquie et la Grèce. Ils ont également étudié la question relative à des livraisons de gaz russe au Liban et en Israël. En quoi consiste ce projet?

Il est proposé de construire un gazoduc terrestre qui partirait du port de Samsun sur la mer Noire, là ou le Blue Stream s'achève, pour rejoindre le port méditerranéen de Ceyhan et poursuivre vers le Liban et Israël. Des experts des deux pays étudient la possibilité de créer une entreprise mixte pour la réalisation de ce projet.

L'idée de livrer du gaz sibérien en Israël était inimaginable il y a encore quelque temps. Il est certain que Washington va s'employer à empêcher qu'un partenariat ne s'établisse entre Moscou et Tel-Aviv dans le domaine énergétique et d'autres secteurs stratégiques. Il faut donc s'attendre à de violentes contre-mesures de la part des Américains. Les mises en garde de Condoleezza Rice en feraient-elles partie?

Pas seulement le transit

Les sociétés russes sont prêtes à diversifier leur coopération sur le marché pétrolier et gazier turc. D'autres projets turco-russes ne sont pas moins prometteurs que le transit proche-oriental. Par exemple, le développement de l'infrastructure turque du transport des hydrocarbures, la prospection et l'extraction des matières premières, y compris dans le cadre de co-investissements. Gazprom entend prendre part à la construction d'entrepôts souterrains en territoire turc, la Turquie n'en possédant pratiquement pas. A ce jour, deux projets sont connus. L'un de ces futurs sites de stockage se trouve à Silivri, sur la mer de Marmara. Sa capacité sera de 1,6 milliard de mètres cubes de gaz. Le second, qui pourra recueillir plus de 5 milliards de mètres cubes, sera aménagé près du lac salé de Tuz Gölü.

La Russie est disposée à prendre part à l'aménagement de ces entrepôts en Turquie et aussi à accéder au réseau de distribution du gaz dans ce pays. A cet égard, le géant gazier russe souhaite être partie prenante à la privatisation de plusieurs sites sur le marché turc, notamment à celle de la société Igdas.

Un nouveau domaine de la coopération énergétique de nos pays pourrait s'ouvrir suite à l'adoption par la Turquie du programme de construction de centrales nucléaires. La Russie possède une richissime expérience en la matière et elle est prête à la partager. Par conséquent, la situation de la Turquie en tant que centre énergétique au centre de l'Eurasie dépend dans une grande mesure de la coopération avec la Russie. A l'étape actuelle, 65% des hydrocarbures consommés par l'économie turque sont d'origine russe. Compte tenu de l'infrastructure existante, pratiquement la totalité du courant est produite dans des centrales électriques thermiques approvisionnées par du gaz russe. Mais le business énergétique russe n'est pas moins dépendant de la Turquie. D'importants investissements ont déjà été faits dans l'infrastructure des transports. De nouveaux projets conjoints attendent d'être réalisés.

Certains dirigeants turcs pensent que les rapports avec la Russie sont allés trop loin, mais il leur est difficile de nier les avantages qu'ils procurent sur le plan économique. Les traditions du kémalisme et l'histoire de la Turquie réclament d'aller de l'avant. Il faut tirer profit de la coopération avec la Russie mais sans se livrer aux démarches irréversibles préconisées par Washington.

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