Andreï Makine: Les Français ont en quelque sorte réalisé le modèle soviétique

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Un petit livre d'Andreï Makine intitulé "Cette France qu'on oublie d'aimer" vient de paraître chez Flammarion dans la collection Café Voltaire.

Il s'agit du onzième livre de ce Français d'origine russe qui habite Paris depuis une vingtaine d'années et dont les manuscrits sont rédigés uniquement en français. En 1995, il a obtenu le prix Goncourt, le prix Médicis et le prix Goncourt des lycéens pour une seule et même oeuvre: "Le Testament français".

Le "Testament" a été traduit en plus de 40 langues et tiré à trois millions d'exemplaires. L'écrivain a accordé une interview au correspondant du quotidien Izvestia à Paris Iouri Kovalenko.

(Traduction du russe)

Question: Vous qualifiez le modèle social français de "machine à transformer l'homme en parasite social" qui "réunit dans son inefficacité les pires côtés du capitalisme... avec les pires tares du socialisme". L'état des choses est-il vraiment aussi funeste?

Réponse: La France vit dans un environnement surréaliste. D'une part, elle se conforme aux lois du libéralisme économique poussé jusqu'à l'absurde et transformé en piraterie. D'autre part, la plus grande partie des revenus d'un tiers de la population proviennent de l'Etat.

Q.: Ce n'est sans doute pas par hasard que la France est parfois qualifiée de "pays du socialisme réel".

R.: Lorsque j'enseignais ici, mes étudiants avaient l'habitude de dire que le modèle français était un modèle soviétique qu'on avait réussi à mettre en pratique. Et ils avaient en partie raison. Il s'agit ici d'une synthèse particulière qui réunit des choses incompatibles.

Q.: Dans votre dernier livre, vous ne ménagez pas non plus les intellectuels français, qui se considèrent à vingt ans comme maoïstes, à trente ans comme marxistes et qui à 40 ans se moquent des uns et des autres. Pour vous, ces intellectuels font partie en quelque sorte de la "couleur locale", de même que le beaujolais nouveau, les fromages, les baguettes et les grèves des cheminots...

R.: Des gens de ce genre, il en existe plein, et ce sont eux qui dirigent la vie intellectuelle de la France. Ils sont sûrs de ne jamais avoir tort, ils ne reconnaissent jamais leurs torts et changent de convictions tous les dix ans. Malheureusement, cela concerne la littérature également. Il existe très peu d'écrivains qui sont détachés de leur temps et soulèvent dans leurs oeuvres des thèmes éternels. Nombreux sont ceux qui remplissent précipitamment des commandes industrielles. Par exemple, les thèmes de la pédophilie, de l'homosexualité, de la nymphomanie sont déjà "usés". Il s'agit là d'un système corporatif: chaque corps de métier met en valeur son propre terrain, chaque écrivain se spécialise dans un domaine déterminé.

Q.: Parmi les écrivains français, vous appréciez le plus Michel Houellebecq, qui est très populaire en Russie.

R.: Houellebecq s'est embourgeoisé, il n'est plus capable de surprendre. Il n'a pas réussi l'essentiel, à savoir surmonter un certain thème, réaliser un bond qualitatif... Mais dans le présent, il est difficile de comprendre quel écrivain est un génie et qui disparaîtra demain.

Q.: Comment se fait-il que vos oeuvres soient traduites en plus de trente langues et paraissent dans le monde entier - excepté dans votre patrie?

R.: Je reçois énormément de propositions, mais je demande toujours qu'on m'envoie des échantillons des traductions. Celles-ci ne me satisfont pas. Je n'ai encore trouvé personne qui soit capable de bien traduire mes livres. Il est cependant très difficile de se traduire soi-même. Mais je ne me hâte pas trop. Par ailleurs, quelque 250.000 personnes en Russie maîtrisent le français. Il y a parmi eux beaucoup de mes lecteurs.

Q.: Vous n'avez pas, semble-t-il, échappé à l'épidémie d'adaptations à l'écran?

R.: Les Britanniques sont en train de réaliser un film d'après mon livre "La musique d'une vie". Les Allemands ont acheté les droits de mon roman "Le Crime d'Olga Arbélina". Tout récemment, j'ai rencontré John Malkovich qui souhaite jouer dans ce film et rédiger lui-même le scénario.

Q.: Vous vous êtes rendus en Russie une seule fois depuis votre départ, en accompagnant Jacques Chirac en 2001. Pourtant, vous êtes partis il y a vingt ans. N'avez-vous pas vraiment envie d'y revenir?

R.: Le ministère français des Affaires étrangères m'invite à me rendre de nouveau à Moscou, pour participer à la Foire du livre qui aura lieu en automne. Mais mon nouveau roman doit paraître en octobre prochain. C'est pourquoi il est plus important pour moi de rester en France. Si je me décidais à y aller, il pourrait s'agir d'un voyage d'au moins plusieurs mois, voire d'un an. Il faudrait voir l'ensemble du pays, la Sibérie. Mais voyager en touriste ne m'intéresse pas, j'aimerais le faire dans le cadre d'un projet spécial.

Q.: Pourquoi les intellectuels français se montrent-ils aussi critiques à l'égard de la Russie?

R.: Ils ne constituent qu'une partie infime de la société. Il existe encore une grande réserve de bonne attitude envers la Russie. Mais nous sommes nous-mêmes coupables: la Russie fait peur. Les Français sont des pragmatiques, et notre pays leur paraît comme un espace absolument irrationnel. Il est très important pour les Français de tout comprendre de façon rationnelle, de pouvoir tout faire rentrer dans un schéma net et clair. Ils sont effrayés lorsqu'ils n'y arrivent pas... J'explique toujours que la Tchétchénie, c'est bien sûr terrible, mais que la Russie est parvenue à affranchir les quinze républiques [de l'ex-URSS - ndlr.] en évitant l'effusion de sang. C'est-à-dire, en évitant quinze "algéries" ou "vietnams", dans lesquels s'étaient embourbées la France et l'Amérique.

Q.: Thomas Mann qualifiait de "grandes" les littératures anglaise, française et allemande et de "sainte" la littérature russe.

R.: Les aphorismes clochent toujours. La Russie est si grande qu'on sent Dieu partout, disait Rilke. Quand on entend des propos pareils, un frisson d'extase et de plaisir nous court sur la peau. Mais n'oublions pas qu'en Russie, le diable aussi est partout...

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