Le spectre d'Hitler hante à nouveau l'Europe

© Photo Deutsches Bundesarchiv (German Federal Archive)Adolf Hitler
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Le spectre du führer est réapparu à l'horizon de la culture allemande.

Par Anatoli Korolev, RIA Novosti

Le siècle passé a lié l'histoire de la Russie et celle de l'Allemagne par un noeud double. Pendant presque vingt-cinq ans, les deux Etats étaient des ennemis mortels, leur lutte devenant acharnée par moments.

Bien que les Russes aient gagné la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne n'a pas cessé d'exister, alors que l'Etat soviétique a disparu de la surface de la Terre, de même que le Troisième Reich. Ce fiasco historique commun rend particulières les relations entre les deux pays. Aussi nous intéressons-nous toujours aux changements de mentalité qui interviennent en Allemagne, surtout si ces changements concernent le thème douloureux du nazisme et le rôle d'Hitler dans l'histoire de l'humanité.

Jusqu'à récemment, le statu quo était maintenu.

La figure d'Hitler restait en dehors de la sphère de la culture. Pendant les longues années qui ont suivi la guerre, toute publicité du nazisme, la mention du mot "führer", la lecture du livre "Mein Kampf" ont été prohibées. Bref, Hitler existait hors du contexte de l'imaginaire collectif. Il y a eu même certaines exagérations, comme par exemple l'interdiction de projeter deux chefs-d'oeuvre de Leni Riefenstahl, "Le triomphe de la volonté" (sur un congrès des nazis à Münich) et "Les dieux du stade" ("Olympia", sur les Jeux olympiques de Berlin), et la réalisatrice elle-même a été victime de poursuites judiciaires, longues et contestables, pour ses liens avec le national-socialisme.

Et soudain!

Le spectre du führer est réapparu à l'horizon de la culture allemande.

C'est avec la sortie du film "La Chute" (2005), qui retrace les douze derniers jours de la vie d'Hitler dans son bunker à Berlin, attaqué par les troupes soviétiques, que la première sonnette d'alarme a retenti. Le rôle d'Hitler est interprété par le grand acteur Bruno Ganz, qui répand un puissant charme positif.

Ici, le dictateur est représenté comme un homme débonnaire, qui adore les gâteaux au chocolat et souffre de voir son rêve, le Troisième Reich, s'écrouler sous ses yeux. Auparavant, Hitler était montré au cinéma allemand comme un personnage sans importance, comme un populiste fou, mais le plus souvent, il restait off.

Alors que là, Hitler nous apparaît comme un doux rêveur. Des efforts non négligeables ont été déployés pour reproduire la voix du führer: le réalisateur Oliver Hirschbiegel a retrouvé un enregistrement, le seul existant encore, réalisé lorsque Hitler parlait de sa voix normale. L'acteur a imité cette voix, avec son accent austro-bavarois si caractéristique.

Le film a scindé le public allemand, une partie des spectateurs l'ayant rejeté, alors que les autres l'ont applaudi.

Ici, il convient de faire une pause pour noter que le phénomène d'Hitler n'a jamais été déchiffré. La passion avec laquelle l'Allemagne, raisonnable jusqu'à la moelle des os, est tombée amoureuse de son führer et s'est emballée pour ses idéaux est inexplicable par la seule raison. Avant Hitler, seul apparemment le Kaiser Guillaume II, qui avait transformé la Prusse en une force invincible, était aimé avec autant d'excès. Mais Guillaume, quant à lui, promettait à ses Allemands vie et prospérité, alors qu'Hitler expliquait que le prix du futur triomphe de la nation serait la mort héroïque de ses meilleurs enfants au nom du Troisième Reich.

Le jour suivant la nomination d'Hitler au poste de chancelier du Reich, il a regardé le film "Morgenrot" des studios UFA, histoire d'un sous-marin allemand dont l'équipage périssait dans un combat inégal contre un torpilleur britannique. C'était le triomphe du courage.

Hitler avait été enthousiasmé par le film.

Quand un vieux marin, personnage du film, a dit à sa mère: "Nous, les Allemands, ne savons peut-être pas comment vivre, mais nous savons parfaitement comment il faut mourir", Hitler s'est levé pour applaudir.

En somme, l'un des mystères de ce culte réside dans le fait qu'Hitler ne promettait pas de victoires, mais appelait à une mort héroïque au nom de la victoire, exhortait les Allemands à se préparer à mourir massivement et — paradoxalement — il a tenu sa promesse: l'Allemagne a fini par succomber. Mais la passion diabolique des Allemands pour la victoire par le biais de la mort n'a pas disparu avec Hitler, voilà pourquoi tout changement dans l'aura psychologique entourant le spectre fatal revêt une importance particulière.

Après "La Chute", un nouveau film sur le même personnage sort sur les écrans.

Une première retentissante a récemment eu lieu en Allemagne: "Mon Führer — La vérité vraiment la plus vraie sur Adolf Hitler". Très vite, le film du réalisateur suisse résidant à Berlin Dani Levy est entré dans le top des films les plus regardés dans le pays.

En effet, à en juger par les critiques entendues, il s'agit d'une comédie satirique.

Effectivement, Hitler apparaît ridicule dans des scènes humoristiques.

Il est vrai que les spectateurs se tordent de rire en voyant sur l'écran un idiot (ce rôle a été confié à Helge Schneider). Hitler est un toxicomane qui adore son chien et le revêt de l'uniforme nazi, il aboie lui-même, joue aux bateaux et rampe sur le sol. Un acteur juif nommé Adolf Grünbaum réquisitionné dans un camp de concentration est sommé d'entraîner un Hitler démoralisé pour le discours du Nouvel An 1945.

Stop!

Honnêtement, tout cela n'est pas très amusant. Les crimes du nazisme sont trop abominables pour qu'on puisse rire aux éclats en voyant un Juif de Dachau apprendre à Hitler l'art de s'exprimer. Le fait que ce Juif se nomme aussi Adolf n'est pas drôle non plus.

Au premier chef, ce n'est pas amusant parce que ce n'est plus dangereux.

C'était dangereux pour Charlie Chaplin, lorsqu'il tournait — en 1940! — son chef-d'oeuvre "Le Dictateur". Ce n'était pas une époque à plaisanter sur ce sujet: l'Europe entière était sous la botte du Troisième Reich, Prague, Paris et Varsovie étaient tombées. L'Amérique hésitait à s'engager dans une guerre mondiale. Une projection secrète du film de Chaplin a été organisée pour Hitler, qui s'est mis en fureur, à tel point que nombreux étaient ceux qui craignaient pour la vie de l'artiste.

Aujourd'hui, se moquer d'Hitler ne présente aucun danger, vous pouvez le railler autant que vous voulez, c'est pourquoi ce n'est pas très amusant. De nos jours, une caricature d'Hitler est plutôt une extravagance, une incartade, une gifle à un cadavre, mais non pas une action courageuse, comme c'était le cas avec Chaplin.

Bref, la comédie sur un Hitler imbécile peut faire l'objet d'une controverse.

Quoi qu'il en soit, un sondage réalisé par un hebdomadaire populaire a montré la chose suivante: 58% des lecteurs ont rejeté l'idée d'un film satirique sur Hitler et seulement 35% l'ont soutenue. Le Conseil central des Juifs d'Allemagne a lui aussi dénoncé une telle satire. La diaspora juive appréhende que ce genre de film ne provoque une montée de l'extrémisme.

Ces craintes sont tout à fait compréhensibles. La chute du Troisième Reich et le suicide du führer ne signifient pas encore que l'Allemagne a surmonté son penchant mythique et irrationnel pour le suicide.

C'est ici qu'il faudrait mettre le point final.

Mais peu après la sortie du film "Mon Führer…", c'est le spectacle "Heil Hitler!", d'après une pièce de Rolf Hochhuth, qui est présenté en première à Berlin. Hochhuth est un écrivain et dramaturge connu et sérieux, il s'agit d'une tragicomédie sur le führer qui contient une analyse approfondie du problème de la nation obnubilée, qui présente des pages comiques de l'histoire et ridiculise l'inclination à diviniser le mal… Tout ceci est vrai, mais une autre chose est claire: ce troisième cas en deux ans témoigne que le tabou est levé sur l'image du führer. Le spectre d'Hitler hante à nouveau l'Europe.

(L'avis de l'auteur peut ne pas coïncider avec celui de la rédaction.)

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