Leçons tchétchènes

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Par Dmitri Choucharine, RIA Novosti

Par Dmitri Choucharine, RIA Novosti

L'investiture de Ramzan Kadyrov a enrichi la vie politique russe. Pour la première fois, un sujet politique sérieux a donné lieu à une manifestation du genre parodie. Un groupe de jeunes s'est réuni devant la représentation de la République de Tchétchénie à Moscou pour féliciter Ramzan Kadyrov à l'occasion de son entrée en fonction et pour proposer sa candidature à la présidence en Russie. "Aujourd'hui, Poutine — demain, Kadyrov": tel était l'un des mots d'ordre. Formellement, tout s'est passé loyalement aussi bien envers Ramzan Kadyrov qu'envers le pouvoir fédéral. En réalité, cette action traduisait l'attitude de nombreux citoyens et associations de tous horizons à l'égard du dernier événement. Il faut dire que cette attitude est critique, pour ne pas dire plus.

Ramzan Kadyrov déplaît tant aux défenseurs des droits de l'homme attachés aux valeurs de la démocratie occidentale qu'aux "patriotes russes". Les premiers avancent de nombreuses preuves de son implication dans les enlèvements de personnes, les assassinats et les tortures. Les seconds sont mécontents de l'arrivée au pouvoir en Tchétchénie, après de longues années de guerre, d'un ancien terroriste. Qui plus est, il a hérité le pouvoir de son père, Akhmad Kadyrov. Bref, le modèle de transfert du pouvoir du père au fils a été mis en oeuvre dans l'une des entités de la Fédération de Russie, à l'instar de ce qui s'est produit en Azerbaïdjan, en la Syrie et en Corée du Nord.

L'action devant la représentation de la Tchétchénie a été précédée d'une campagne pour rebaptiser la rue Akhmad Kadyrov en "rue des Parachutistes de Pskov", en mémoire du sort tragique de la Sixième compagnie de la division de Pskov des troupes aéroportées, morts en héros en Tchétchénie. Les adversaires de cette campagne insistaient sur le fait qu'il n'y avait aucun mal à perpétuer le souvenir de Kadyrov-père, car son passage du côté des fédéraux avait sauvé plus d'une vie. Selon la même logique, la candidature de Kadyrov-fils s'est avérée également judicieuse, car il n'y avait pas d'autre moyen de garantir la paix en Tchétchénie. On ne pouvait y parvenir qu'en s'entendant avec l'un des clans belligérants, en lui remettant le pouvoir dans la république rebelle.

Pour l'instant, le comportement de Ramzan Kadyrov à l'égard du centre fédéral est irréprochable. Il ne s'agit pas des nombreuses déclarations de loyauté. Mais la renonciation au traité sur la délimitation des pouvoirs qui aurait placé la Tchétchénie dans une situation particulière au sein de la Fédération est certainement une action politique sérieuse, et plus précisément, publicitaire, mais publicitaire pour le moment seulement. Elle deviendra réellement politique, lorsqu'on saura ce que Ramzan Kadyrov veut obtenir en échange de cette renonciation. On considère comme plus que probable la prise du contrôle du secteur pétrolier de la république par le président.

En effet, la Tchétchénie est pacifiée. Le moyen choisi est connu depuis longtemps dans la pratique coloniale. Mais lorsque la Russie tsariste s'entendait avec les élites locales sur les territoires à rattacher (la Géorgie, l'émirat de Boukhara), c'était une chose, il en va autrement quand on s'entend avec ceux qui contrôlent un territoire faisant partie de la Fédération de Russie. Le mécontentement vis-à-vis de la situation actuelle s'explique, pour beaucoup, par le fait que ces ententes ne sont pas reconnues officiellement: au lieu de cela, on parle constamment de "rétablissement de l'ordre constitutionnel" sur le territoire de la Tchétchénie. Mais tout le monde comprend, et nombreux sont ceux qui disent ouvertement que ce cliché ressemble à une incantation rituelle, qu'un régime clanique a été instauré en Tchétchénie.

Le fait qu'on ne trouve aux postes dirigeants de la république aucun homme dont la biographie politique soit liée au centre fédéral (on les appelle les "fédéraux") renforce l'impression négative. Le pouvoir à tous les échelons et dans toutes les sphères de la vie est contrôlé par des "boeviki", c'est-à-dire les anciens membres des formations armées illégales.

On pourrait s'y résigner, si leur sphère d'influence se limitait à la Tchétchénie. Mais les intérêts économiques du clan Kadyrov dépassent largement les frontières de la république. Parmi les récents conflits qui ont fait beaucoup de bruit, on peut citer la participation des formations armées de Kadyrov à l'occupation du combinat de viande "Samson" de Saint-Pétersbourg et au conflit autour d'une fabrique de Kislovodsk. Les choses ne se bornent pas à l'économie. Au cours des affrontements entre la population locale et la communauté tchétchène de Kondopoga, ville de Carélie, à proximité de la Finlande, Ramzan Kadyrov a menacé d'y organiser un débarquement.

De nombreux experts prévoient également l'utilisation éventuelle des formations armées de Kadyrov en vue de réprimer les mouvements de protestation sur le territoire de la Russie. Puisque le pouvoir est enclin ces derniers mois à réprimer par la violence n'importe quelle action publique de l'opposition, aussi bien en envoyant les forces de l'ordre qu'en faisant agir les détachements d'une série d'organisations de jeunesse, ce pronostic ne semble pas fantastique.

Un autre pronostic est également loin de relever de la fiction. L'Etat clanique de Ramzan Kadyrov se distingue peu, par sa nature, des structures d'Etat du centre fédéral, il est vrai, celles-ci sont formées non pas sur la base des clans, mais sur celle des amicales et des départements ministériels. Par conséquent, ce qui se produit en Tchétchénie mérite l'attention. Le modèle tchétchène peut devenir celui de la Fédération.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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