Ivan Ilitchev avait dirigé le GRU

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Dans mon enfance on m'avait dit que grand-père avait été l'un des dirigeants du mouvement partisan en Union soviétique. Mais c'est un peu plus tard, alors étudiant, que j'ai appris la vérité. Ivan Ilitchev n'avait été rien d'autre que le chef du Département principal de renseignement (GRU) de l'Armée Rouge.

Pendant la guerre mon grand-père, Ivan Ivanovitch Ilitchev, était général, général de division plus exactement. Pas un seul de mes amis d'enfance n'avait un tel grand-père. Le bambin que j'étais se pâmait d'admiration devant les ordres et les médailles qui bardaient sa tunique d'apparat et l'énorme sabre disposé dans l'armoire du salon. Mon rêve alors était de voir grand-père porter cette tenue et ce sabre en permanence, mais il disait ne pas aimer la guerre et rechignait toujours à évoquer son service pendant le conflit.

Dans mon enfance on m'avait dit que grand-père avait été l'un des dirigeants du mouvement partisan en Union soviétique. Mais c'est un peu plus tard, alors étudiant, que j'ai appris la vérité. Ivan Ilitchev n'avait été rien d'autre que le chef du Département principal de renseignement (GRU) de l'Armée Rouge.

Le GRU possédait des agents remarquables ayant joué un rôle considérable dans la victoire de notre pays et déjoué les jeux dangereux auxquels les alliés occidentaux se livraient en coulisse. Les noms des agents militaires Richard Sorge (Ramsai), Jan Tcherniak, héros de la Russie, Rudolf Roessler (Lucy), passant pour l'un des agents les plus efficaces de la Seconde Guerre mondiale, Sandor Rado (Dora), Anatoli Gourevitch (Kent), Ursula Kuczynski-Beurton, la célèbre Sonia, considérée par certains historiens occidentaux comme la meilleure espionne de tous les temps, sont entrés dans la légende. Cependant, les noms de nombreux agents remarquables restent inconnus encore aujourd'hui, on ne connaît que leurs noms de guerre.

A l'époque soviétique on ignorait pratiquement tout de l'activité menée par le GRU pendant la guerre. Les archives secrètes n'ont commencé à s'entrouvrir qu'au début des années 90 du siècle dernier. Parmi les premiers livres et monographies publiés citons "L'Empire du GRU" de A.Kolpakidi et D.Prokhorov, "Le GRU et la bombe atomique" de V.Lota, "Les Agents et les résidents du GRU" de V.Kotchik. Grâce à la lecture de ces livres et d'autres ouvrages j'ai pris connaissance de documents et de faits se rapportant à l'histoire du GRU et dont grand-père ne m'avait jamais parlé pour des raisons bien compréhensibles.

Grand-père a vécu une vie remarquable.

Ivan Ilitchev naquit le 14 août 1905 dans une famille paysanne du village de Navoloki, dans les environs de Kalouga. La révolution joua un rôle déterminant dans son destin. Au milieu des années 20 il militait déjà dans les rangs du Komosmol et du Parti communiste. Le pays manquait cruellement de spécialistes et de brillantes perspectives s'ouvraient pour les gens de talent issus du peuple. En 1938, grand-père termina à Leningrad l'Académie militaro-politique Tolmatchev (par la suite cet établissement fut transféré à Moscou où il prit le nom d'Académie Lenine). En dernière année, alors qu'il était déjà secrétaire de l'organisation du parti d'une faculté, il fut exclu du parti sur dénonciation d'un agent du NKVD (Commissariat du peuple à l'Intérieur).

On lui avait rappelé d'anciens péchés.

Alors qu'il était secrétaire de l'organisation komsomole de la région de Kalouga, Ivan Ilitchev avait eu l'imprudence de se rendre à une réunion de trotskistes.

Grand-père s'attendait à être arrêté, ses amis et camarades de service s'étaient hâtivement éloignés de lui, mais l'épée de Damoclès ne s'était pas abattue. En 1938 la répression avait pris des dimensions telles que le Comité central du Parti communiste (bolchevik) de Russie avait été contraint de publier un arrêté mettant en garde contre les excès. Une commission dirigée par Emilian Iaroslavski arriva à Leningrad pour examiner plusieurs centaines d'affaires. Finalement Ivan Ilitchev fut réintégré dans les rangs du parti. Qui plus est, sa carrière connut un essor fulgurant. Il fut détaché au 5-e département (renseignement) de l'Armée Rouge ouvrière et paysanne (RKKA) avec le grade de commissaire de brigade. Quant à celui qui l'avait dénoncé, il fut condamné au cours d'un procès exemplaire. Ces choses là arrivaient aussi.

Alors qu'il était âgé de 33 ans, Ivan Ilitchev fut reçu au Kremlin par Iossif Staline. Grand-père aimait à rappeler les propos qu'il lui avait tenus avant de prendre congé: "Nous savons que vous avez été exclu du parti... Le parti a commis une erreur, le parti la réparera". Grand-père a éprouvé du respect pour Staline jusqu'à la fin de ses jours.

Quand Ivan Ilitchev était arrivé au Département de renseignement de la RKKA, l'appareil central avait pratiquement été décimé par la répression. On aurait dit que Mamaï (monstre fantastique) était passé par là, disait-il. La veille même de l'agression de l'Allemagne contre l'Union soviétique cinq responsables du renseignement militaire avaient été victimes de la répression. Pendant les années de guerre les chefs du GRU F.Golikov, A.Panfilov, I.Ilitchev et F.Kouznetsov connurent un meilleur sort. Par exemple, la veille de la guerre, quand en juin 1940 le 5-e département fut replacé sous la subordination de l'Etat-major général de l'Armée Rouge sous le nom de Département de renseignement de l'Etat-major général de la RKKA, Ivan Ilitchev conserva son poste à la tête de la Section politique.

Grand-père lisait pratiquement tous les rapports communiqués par les agents et, chose essentielle, il pouvait influer sur la prise des décisions. Au cours de la période qui avait précédé la guerre les informations concernant l'imminence de l'attaque de l'Allemagne parvenaient toujours plus nombreuses à Moscou. Ivan Ilitchev n'était pas en très bons rapports avec le général de division F.Golikov qui, ayant une peur panique de Staline, s'employait à extraire des rapports des agents tout ce qui pouvait paraître alarmant. La chose était devenue particulièrement fréquente avant le début même du conflit.

La guerre fut une terrible épreuve pour le pays et pour le renseignement.

Quelque mois après le commencement des hostilités il était devenu évident que le renseignement militaire piétinait, que sa structure n'était manifestement pas adaptée à la guerre. A la fin du mois de janvier 1942, le commissaire de brigade Ivan Ilitchev prépara un rapport écrit pour les membres du Comité d'Etat à la Défense (GKO), dans lequel il soulignait que "la structure organisationnelle du renseignement militaire n'était pas adéquate aux conditions de la guerre et freinait le travail d'investigation". Après examen du rapport, le GKO décida de scinder le renseignement militaire en deux sections autonomes: légale et illégale. Staline apprécia la proposition d'Ivan Ilitchev et nomma celui-ci à la tête de la section illégale du GRU . En octobre 1942, le Département principal de renseignement de l'Etat-major général de l'Armée Rouge fut transformé en GRU de l'Armée Rouge, subordonné au Commissariat du peuple à la Défense. Sa mission était de gérer l'activité des agents à l'étranger, y compris en Allemagne. Le GRU de l'Armée Rouge et le Département de renseignement de l'Etat-major général (renseignement des troupes) étaient dirigés respectivement par les généraux de division I.Ilitchev et F.Kouznetsov.

Il est quand même regrettable que grand-père ait laissé peu de souvenirs. Jusqu'à la fin de ses jours il avait estimé qu'un excès de franchise pourrait nuire à l'Etat et au GRU et pensé que pour les secrets il n'y avait pas de délai de prescription. Ivan Ilitchev appréciait hautement les qualités exceptionnelles de l'agent Mikhaïl Milstein, auquel il confiait les missions les plus complexes. Son adjoint pour le renseignement naval, le vice-amiral Mikhaïl Vorontsov, alors attaché naval à Berlin, avait annoncé la veille de la guerre la date exacte de l'agression d'Hitler contre l'URSS.

La confiance de Staline avait fait d'Ivan Ilitchev un rival de Beria.

Pendant la guerre, l'appartement d'Ivan Ilitchev avait été doté d'une ligne téléphonique directe avec le Chef suprême des armées, un cas rarissime dans le pays.

Bien que coopérant assez efficacement avec le chef de la Section étrangère du NKVD, P.Fitine, et le chef du 4-e département du NKVD, P.Soudoplatov (un arrêté concernant cette collaboration entre le NKVD et le GRU avait été signé en septembre 1941), ses relations avec Lavrenti Beria étaient tendus. A plusieurs reprises Beria avait cherché à compromettre le GRU, mais Staline n'avait pas permis qu'on s'en prenne au renseignement. Grand-père rappelait que Staline s'intéressait aux affaires personnelles de pratiquement tous les agents du renseignement militaire envoyés légalement ou illégalement en Allemagne et dans les plus grands pays occidentaux.

Le fait que le général Ilitchev pouvait contacter Staline sans passer par toutes les instances irritait tout particulièrement Beria.

Voici un épisode assez cocasse de la vie de la famille.

Une fois, la sonnerie du téléphone avait retenti à trois heures du matin. C'était Staline qui souhaitait dicter une directive. Par malédiction, les gosses (c'est-à-dire mon père et son frère) avaient mis la main sur les stylos et les crayons qui se trouvaient près du combiné. Grand-père ne pouvait bien évidemment pas dire à Staline "Patientez un instant, je vais chercher de quoi écrire". Il avait donc été contraint d'enregistrer dans sa mémoire les paroles prononcées par Staline pendant de longues minutes. Je pense que cela lui a valu quelques cheveux gris supplémentaires. Les "coupables" avaient été sermonnés et par la suite plus personne n'avait touché aux crayons placés spécialement près du téléphone.

En principe, chaque opération menée par le GRU pendant la Grande Guerre patriotique mériterait un livre à part. Ivan Ilitchev à été impliqué dans le volet renseignement de toutes les grandes opérations lancées par l'Armée soviétique. Le GRU avait notamment pour mission d'obtenir de ses agents des renseignements sur les desseins stratégiques de la Wehrmacht, la répartition des forces et des moyens sur les théâtres d'opération. On imagine toute l'importance que cela représentait pour la victoire.

Le GRU de l'Armée Rouge avait aussi pour mission de percer les desseins des alliés qui, hélas, ne se comportaient pas toujours honnêtement vis-à-vis de l'Union soviétique. Des agents du renseignement militaire opéraient à Londres, Genève, Paris, Washington, Tokyo, Stockholm, Ankara et dans les capitales d'autres Etats.

La concurrence y était aussi âpre que sur le front.

Par les filières officielles nous n'obtenions pratiquement aucune information des alliés. Cependant, grâce à l'efficacité du renseignement, Staline était au courant de toutes leurs intentions ou presque. Les dirigeants soviétiques avaient été informés en détail par les agents du GRU en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis des positions que les alliés défendraient aux conférences de Téhéran et de Yalta. A la fin de l'année 1942, le service de déchiffrement du GRU avait réussi à "casser" le code de la machine Enigma servant à chiffrer les télégrammes allemands. Une demande de distinctions pour plusieurs officiers du service de déchiffrement du renseignement militaire fut signée le 29 novembre 1942 par le général Ivan Ilitchev. Le GRU avait infiltré un agent remarquable au sein du département militaire britannique. Il transmettait par paquets entiers à Moscou les messages chiffrés allemands, japonais et turcs décodés par les Britanniques. Des rapports exhaustifs concernant les opérations "Overlord" et "Rankin" et signés par le général de division Ivan Ilitchev avaient été préparés. Le GRU de l'Armée Rouge contribua dans une grande mesure à sortir les troupes alliées du mauvais pas dans lequel elles se trouvaient consécutivement à l'opération Ardennes-Alsace. Ivan Ilitchev avait été chargé de contrôler le transfert des troupes allemandes d'ouest en est.

L'obtention de renseignements sur le projet uranium est aussi un haut fait du GRU pendant la Seconde Guerre mondiale.

En 1943, Ivan Ilitchev avait reçu de Londres un rapport dans lequel Sonia indiquait que le président américain, Franklin Roosevelt, et le premier ministre britannique, Winston Churchill, avaient décidé d'unir leurs efforts en vue de mettre au point la bombe atomique. A l'époque Ursula Kuczynski était en contact avec le légendaire physicien Klaus Fuchs, qui sciemment a contribué à priver les Etats-Unis du monopole de l'arme nucléaire. C'est par la filière du renseignement militaire que Klaus Fuchs avait fait parvenir des documents ayant trait au projet atomique britannique Tube Alloys et, par la suite, au projet "Manhattan". C'est Ivan Ilitchev, le chef du GRU, qui avait ordonné de collecter des informations dans ce domaine et par la suite ces recherches avaient été ciblées davantage par l'académicien soviétique Igor Kourtchatov. Globalement, en 1941-1943 Klaus Fuchs communiqua au GRU plus de 570 pages de précieux renseignements sur le projet uranium.

En 1944, Klaus Fuchs passa sous la subordination du renseignement extérieur du NKVD dans le cadre de la coordination de l'activité des services de renseignement du NKVD et de l'Armée Rouge en ce qui concerne le projet uranium. Seulement le RGU avait d'autres agents remarquables. Artour Adams (Achille) et Allan May (Alec) et d'autres jouèrent un rôle éminent dans la collecte des secrets nucléaires des Etats-Unis.

Mais une catastrophe allait se produire.

Au mois de septembre 1945, le chiffreur de l'attaché militaire du GRU en poste à Ottawa, Igor Gouzenko, fit défection. Un véritable désastre. En règle générale, les chiffreurs savent tout. De nombreux agents furent arrêtés ou rappelés d'urgence en Russie. Staline désigna une commission du parti pour enquêter sur ce gigantesque fiasco. Une nouvelle fois la vie de grand-père fut suspendue à un fil. La commission présidée par Malenkov et Beria était avide de sang et Ivan Ilitchev s'attendait à être arrêté. Mais une nouvelle fois Staline se montra bienveillant. Grand-père fut sauvé uniquement parce que peu de temps avant la défection de Gouzenko il avait réclamé son rappel d'urgence à Moscou, doutant de son loyalisme. Staline avait mis ce fait à l'actif de grand-père. Cependant, Ivan Ilitchev dut quand même quitter le GRU et l'armée. Au cours de son ultime rencontre Staline lui avait dit: "Personnellement je n'ai aucun grief à vous formuler, mais essayez-vous donc dans la diplomatie". C'est ainsi que grand-père entama une carrière diplomatique, combien plus tranquille et prévisible celle-là.

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