Leonid Koutchma: l'Ukraine est gagnée par l'incertitude

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Interview de l'ex-président ukrainien. RIA Novosti
Interview de l'ex-président ukrainien. RIA Novosti

Trois années se sont écoulées depuis l'investiture de l'actuel président ukrainien Viktor Iouchtchenko, qui a succédé à ce poste à Leonid Koutchma. Ce dernier a exposé sa vision de la situation du pays aujourd'hui et dans un proche avenir dans une interview accordée à RIA Novosti.

Q: Vous avez déclaré un jour que vous aimeriez voir comment vivrait l'Ukraine sans Koutchma. L'Ukraine a beaucoup changé ces trois dernières années. En fait, c'est un tout autre pays du point de vue politique. Que pensez-vous de l'Ukraine sans Koutchma?

R: L'Ukraine vit depuis plus de trois ans sans Koutchma, mais ni le président, ni aucun des gouvernements n'ont accompli leur obligation constitutionnelle d'argumenter publiquement les buts et les perspectives de la politique de l'Etat.

C'est pourquoi je répondrai à votre question de la manière suivante: de même que tous nos concitoyens, je suis avant tout inquiet de l'incertitude concernant les perspectives de développement du pays, de l'absence ne serait-ce que de contours (de la politique), de logique en matière de transformations et d'esprit de suite.

De même que les citoyens, je suis affligé de cette incertitude. Où allons-nous? Retournons-nous au socialisme, ou bien continuons-nous d'édifier une économie de marché?

Pour répondre concrètement à la question de savoir ce que je pense de l'Ukraine sans Koutchma, je dois dire que cela aurait pu être pire. Bien entendu, la hausse considérable des prix du gaz a été un coup dur. Mais l'économie ne s'est pas écroulée. C'est l'essentiel. Hommes politiques et hommes d'affaires comprennent que nous ne pouvons compter que sur nos propres forces. On a commencé à introduire des technologies d'économie d'énergie, ce qui a déjà apporté des résultats réels. Si d'aucuns estiment que je suis enclin à ressasser avant tout les défauts de l'Ukraine sans Koutchma, ils ont tort. Je me réjouis tellement de tout ce qui est positif, que tous les faits négatifs passent au second plan.

Q: La dissolution du parlement ukrainien et les élections législatives anticipées qui se sont tenues en 2007 sur décision du président Viktor Iouchtchenko étaient-elles, à votre avis, légitimes? Comment auriez-vous agi dans la situation dans laquelle se trouvait la Rada suprême (parlement ukrainien) début 2007?

R: On peut évaluer de différentes manières les événements de ces dernières années, mais ce qui s'est passé fin 2004 - début 2005, de même que les élections législatives anticipées de l'année dernière, est une réalité qu'il faut prendre en considération. Il est vrai, la décision du président Viktor Iouchtchenko de dissoudre la Rada suprême était illégitime du point de vue de la Loi fondamentale, au sens où je l'entends.

Q: Vous avez réalisé une réforme politique en Ukraine. Lesquelles de vos idées et de vos propositions restent d'actualité?

R: L'autoritarisme et le pouvoir d'un "tsar-protecteur" sont impossibles en Ukraine. Notre mentalité diffère de celle de la Russie. Sur ce plan, le système parlementaire-présidentiel est la structure politique du pouvoir la plus adéquate dans notre pays.

La réforme a été le résultat d'un processus politique prolongé et très complexe. J'y ai joué un rôle important, mais pas assez pour que je puisse affirmer l'avoir moi-même réalisée. Je le dis non pas par modestie, mais pour rendre les choses plus claires.

Je tiens à rappeler, en ce sens, le référendum de 2000, dont je n'ai pas pu mettre en oeuvre les résultats. En effet, selon la Constitution, le dernier mot appartenait non pas au peuple, mais à la Rada suprême qui n'a pas approuvé les résultats de ce référendum. Celui-ci peut être considéré comme un prototype, un précurseur de la réforme. Il a mis en valeur, en premier lieu, le droit du président de dissoudre le parlement dans des conditions déterminées. A mon avis, l'expérience a persuadé chaque homme politique sensé que Leonid Koutchma avait raison sur la question du parlement bicaméral. Avec le temps, le parlement ukrainien deviendra obligatoirement bicaméral.

Heureusement, la réforme, même tronquée, a été mise en oeuvre à partir de 2004. Certes, je ne pouvais pas prévoir toutes les collisions résultant du passage à un système électoral proportionnel. Je veux parler de deux choses: premièrement, le niveau de préparation des partis politiques et, deuxièmement, les mécanismes d'application des principes du pluralisme. Nous devons rechercher des mécanismes électoraux plus efficaces. Mais nous avançons, bien que lentement, vers la pratique parlementaire européenne: j'estime qu'un gouvernement de coalition est un plus, surtout dans les conditions ukrainiennes.

Sinon, pourquoi fallait-il adopter un système électoral fondé sur les partis!

Q: Comme vous le savez, le président Viktor Iouchtchenko propose d'apporter à la Constitution des amendements prévoyant la restitution de pouvoirs supplémentaires au président. Pensez-vous que ces amendements contribueront à l'amélioration du climat politique dans le pays?

R: Je ne connais pas ces amendements et je ne veux pas jouer aux devinettes. Je ne crois pas que la restitution de pouvoirs supplémentaires au président apporte des résultats positifs à notre pays. D'ailleurs, toutes les forces politiques de premier plan ne seront pas prêtes à l'accepter. Quoi qu'il en soit, il importe que ces amendements soient envisagés dans le cadre du pouvoir parlementaire-présidentiel. En outre, ils doivent être légitimes sur le plan constitutionnel et faire l'objet de procédures parlementaires.

On peut toujours préciser et revoir à l'infini. L'essentiel, c'est d'accomplir ce qui est indiqué, de ne pas déroger à la Constitution, aux lois, aux procédures, que cela vous plaise ou non. La compréhension de cette simple vérité contribuerait énormément à l'amélioration du climat politique dans le pays. J'espère qu'il en sera ainsi. Nous avons une opposition très forte. Le pouvoir la prend en considération. Le pouvoir souligne, pour sa part, qu'il est prêt à passer à l'opposition à tout instant. C'est un gage important de ce que tout se passera plus ou moins bien à l'avenir.

Q: Est-ce que la composition actuelle du parlement reflète entièrement la carte politique de l'Ukraine?

R: Ce reflet est toujours relatif. L'unique système auquel je m'oppose, c'est le parlement à parti unique qui s'établit, de fait, dans certains pays de la CEI (Communauté des Etats indépendants). Je suis partisan d'une baisse du seuil à franchir lors des élections (pour être représenté au parlement, ndlr.), et non pas de son élévation préconisée par certains hommes politiques. Un tel parlement pourrait être privé de l'essentiel: le principe même du parlementarisme.

Q: Les rapports russo-ukrainiens se trouvent actuellement dans une impasse. Quelles sont, à votre avis, les causes du refroidissement entre les dirigeants des deux pays qui sont, par nature, frères?

R: Le refroidissement des relations ne peut contribuer au développement de rien du tout, surtout pas de l'Ukraine. Cependant, je ne parlerais pas d'une impasse. Les rapports russo-ukrainiens ne se résument pas aux leaders de nos deux pays. Rien que l'année dernière, le chiffre d'affaires des échanges commerciaux bilatéraux a progressé de plus de 30% (les données exactes sont inconnues). Peut-être cet indice est-il directement lié à l'absence de rencontres du type de celles que vous évoquez? Naturellement, j'exagère... Je souhaite que les rencontres entre les dirigeants de nos Etats soient régulières et, c'est là l'essentiel, fructueuses. J'ai toujours appliqué ce principe.

Mais la réalité dépasse toujours nos points de vue, qui sont trop statiques. Le principe fondamental du développement des contacts économiques est de ne pas poser de barrières. J'estime que ce principe est également important dans le domaine humanitaire. En ce qui concerne la politique, elle est le valet des rapports économiques, humanitaires et sociaux. Il faut s'en tenir à cette position. Je tiens à souligner qu'aucun fonctionnaire en place n'est en mesure de remettre en cause les rapports fraternels entre nos peuples, qui sont un fait objectif. On peut leur conférer une dynamique plus importante, on peut freiner leur développement pour quelque temps, mais il est impossible de les "annuler". L'absence de rencontres régulières entre les présidents ne donne aucun prestige ni à Viktor Iouchtchenko, ni à Vladimir Poutine. Rien qu'au nom du respect envers les millions de représentants de la diaspora russe, le président russe doit être plus actif en ce sens.

Q: L'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne et à l'OTAN est-elle conforme aux intérêts du pays? Quelle sera, à votre avis, la réaction des dirigeants russes à ces projets?

R: En principe, je suis partisan de ces projets. En 2002, j'avais soumis au parlement un document minutieusement élaboré intitulé stratégie ukrainienne de "Choix européen". Ma position à cet égard se réduit à ceci: il faut entrer dans l'Europe après avoir réglé trois problèmes fondamentaux chez soi. Il faut premièrement un Etat fiable, deuxièmement une économie compétitive, et troisièmement la formation d'une nation et l'affirmation d'une identité nationale. Je pense que vous vous rendez compte de l'ampleur de ces tâches et du temps qu'il faudra pour les effectuer. Cette intégration suppose une politique dynamique non seulement à l'Ouest, mais aussi à l'Est, notamment l'approfondissement maximal de la coopération avec la Russie. A propos, cela a été maintes fois mentionné par les leaders de l'UE, des différents pays européens et des Etats-Unis. Une Ukraine qui serait séparée de la Russie par une "grande muraille chinoise" n'intéresse pas l'UE. A mon avis, au lieu de nous rapprocher, nous nous sommes ces derniers temps, au contraire, éloignés de l'Union européenne. Les statistiques des échanges économiques sont éloquentes: ces trois dernières années, la part de l'UE dans le commerce extérieur de l'Ukraine ne s'est pas accrue, au contraire, elle s'est réduite. Bref, j'étais et je reste partisan d'une large coopération avec la Russie dans le cadre de l'Espace économique unique (EEU). Plus rapidement nous le comprendrons, mieux cela vaudra pour l'Ukraine. Sinon, nous resterons une "province" sur les plans industriel et agraire.

En ce qui concerne l'OTAN, ma position est également connue, elle n'a pas changé. Je suis partisan d'une coopération énergique avec l'Alliance. La Russie fait de même et, d'ailleurs, à une échelle plus large. En ce qui concerne l'adhésion, la décision doit être prise par tout le peuple, par référendum. Personnellement, je voterais contre. Le statut d'Etat neutre est optimal pour l'Ukraine. Je le dis en suivant la logique de la primauté de la politique intérieure sur la politique étrangère.

Q: Considérez-vous comme justifiée l'exigence politique du Parti des régions d'attribuer au russe le statut de deuxième langue officielle en Ukraine?

R: Premièrement, ce n'est pas une exigence politique, mais une promesse d'obtenir l'introduction d'une deuxième langue officielle. Malheureusement, cela a été l'une des nombreuses erreurs politiques très graves du programme électoral des "régionaux", ce qui les a privés, à mon avis, de soutien électoral dans les régions occidentales de l'Ukraine. Pourtant, ils comprenaient parfaitement que le parlement ne soutiendrait pas cette position, elle implique une majorité constitutionnelle. D'ailleurs, ce projet de loi devait être soumis par la fraction du Parti des régions aussitôt après son entrée au parlement, comme il l'avait promis à ses électeurs. Mais je suis contre les spéculations des hommes politiques "ratés" de droite comme de gauche sur la question de la langue. Elle est très douloureuse dans tous les pays, et nous ne faisons pas exception. Je suis profondément persuadé que la Constitution en vigueur crée des prémisses acceptables pour régler tous les problèmes linguistiques existants, entre autres, celui de la langue russe qui est actuellement exacerbé en Ukraine. Le russe ne doit pas être une langue étrangère en Ukraine. La Constitution précise que l'Etat garantit le développement libre, l'utilisation et la défense de la langue russe, d'autant plus que l'Ukraine a ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Par conséquent, cette charte doit être respectée.

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