Grippe aviaire: le fléau du siècle?

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Interview de l'académicien Dmitri Lvov, par Tatiana Sinitsyna, RIA Novosti
Interview de l'académicien Dmitri Lvov, par Tatiana Sinitsyna, RIA Novosti

L'humanité attend aujourd'hui avec effroi l'apparition d'un virus de la grippe aviaire mutant qui pourrait surmonter l'immunité des humains et provoquer une pandémie. Jusqu'à quel point ce danger est-il réel? L'académicien Dmitri Lvov, directeur de l'Institut Ivanovski de recherche en virologie de l'Académie russe des sciences médicales, a tenté pour RIA Novosti de répondre à cette question, ainsi qu'à d'autres.

D.L.: Le danger est grand, j'estime même que la situation est potentiellement menaçante. Il manque seulement un à deux aminoacides au génome du virus H5N1 pour acquérir la capacité de se transmettre d'un homme à un autre. Cela peut entraîner l'apparition de virus mutants, de cellules hybrides. Personne ne sait à quel moment apparaîtront ces monstres. Cela dépend des particularités de l'appareil réceptif du virus. Pour le moment, il est capable de provoquer une pathologie en pénétrant dans les voies respiratoires inférieures. Mais étant donné que le virus H5N1 ne cesse de muter, il peut "apprendre" à tout instant à atteindre les voies respiratoires supérieures, ce qui serait très dangereux. Le pire scénario est envisageable si les virus de la grippe, aviaire et humaine, atteignent un même "être", par exemple, un porc, dont l'organisme est très sensible à ces deux virus. Cette éventualité a une probabilité de 1 sur 1 million, mais elle existe et menace de provoquer une catastrophe qui pourrait emporter des millions de vies. Nous devons être conscients de ce grave danger. N'importe quel Etat se retrouvera sans aucune défense et toute mesure de quarantaine sera inutile, comme l'a déjà prouvé la grippe espagnole.

T.S.: Le virus n'a pas surmonté la barrière génétique, mais comme nous l'entendons dans les médias, la grippe aviaire tue des gens, notamment en Asie de l'Est...

D.L.: Le nombre de personnes atteintes de la grippe aviaire s'approche des quatre cents. Il s'agit de données au niveau mondial. Pour l'instant, en raison des indices moléculaires génétiques, les virus de la grippe aviaire se transmettent difficilement à l'homme. On peut être contaminé par la grippe aviaire par contact direct: par exemple, en buvant le sang d'un oiseau (ce qui constitue un rite chez certains peuples) qui est contaminé, ou bien en "embrassant" une poule malade. Un cas de ce genre m'a été rapporté d'Azerbaïdjan: plaignant sa poule agonisante qu'elle avait nourrie depuis sa sortie de l'oeuf, une fillette a voulu la sauver en utilisant la ventilation artificielle, ce qui a entraîné une tragédie: l'enfant est décédée. Par conséquent, il faut respecter les normes d'hygiène qui dictent la nécessité de prendre d'extrêmes précautions au contact d'un oiseau malade. Dieu merci, pour l'instant, il n'y a eu aucun cas de transmission de la grippe aviaire d'un homme à un autre.

T.S.: La grippe aviaire existe probablement depuis toujours. Quelles sont les causes de l'apparition de sa variante agressive contemporaine?

D.L.: Les oiseaux constituent le réservoir naturel de la grippe aviaire. Le lien entre les virus et les oiseaux est apparu il y a 300 millions d'années, ils s'y sont adaptés. Les oiseaux sauvages ont perdu leur sensibilité aux virus de la grippe. Cependant, lorsque ces derniers se retrouvent dans des conditions différentes, le génome subit une évolution en entraînant l'apparition de propriétés très virulentes. Les virus peuvent muter et se renouveler: pour eux, c'est un moyen de perdurer éternellement. La science a établi depuis 40 ans que tous les virus pandémiques de la grippe provenaient des oiseaux. Il est vrai, tous les chercheurs n'étaient pas prêts à le constater. Nous, les premiers adeptes de cette théorie - Robert Webster aux Etats-Unis, l'Australien Graham Laver et moi-même, Dmitri Lvov, pour l'Union soviétique - avons été pris pour "trois toqués" et notre théorie a été qualifiée d'absurde. Mais le temps a prouvé que les "toqués" avaient raison.

T.S.: A ce qu'on sache, votre intuition scientifique ne vous a pas non plus trompé lorsque vous avez mis en garde contre le danger d'une large propagation de la grippe aviaire chez les animaux...

D.L.: Effectivement, notre Institut de virologie a prévenu le monde de l'apparition d'une pandémie dès septembre 2003, trois mois avant les premières informations à ce sujet. Dans un rapport présenté à un congrès international sur la grippe au Japon, j'ai déclaré que nos chercheurs avaient réussi à établir que le virus H5 faiblement pathogène provenait des oiseaux sauvages. Des recherches ont été effectuées dans la région de l'Altaï et dans le Primorié du Sud (Extrême-Orient, littoral). La possibilité que ce dangereux virus se propage dans les fermes à volailles du Sud-Est asiatique avait également été prévue. Nous avions prévenu que, d'ici un certain temps, le virus faiblement pathogène pourrait devenir très pathogène. Malheureusement, nos prévisions se sont révélées exactes.

T.S.: Le problème du vaccin se pose toujours en cas de danger d'épidémie. Y a-t-il une réponse scientifique adéquate à l'apparition d'un virus mutant dangereux pour les humains?

D.L.: La mise au point d'un vaccin est le problème fondamental et notre institut participe activement à la recherche d'une solution. Un programme de vaccination des oiseaux domestiques est en cours en Russie. La production des vaccins a été organisée: notre pays est capable d'en produire jusqu'à 800% par rapport à ses propres besoins, autrement dit, il peut approvisionner d'autres pays. En ce qui concerne le vaccin destiné aux humains, il n'en existe aucun et son apparition est impossible pour l'instant: nous ne pouvons savoir à l'avance quelle souche pandémique circulera dans leur organisme. La grippe atteint, pour l'essentiel, les oiseaux. Nous étudions le milieu de propagation des virus de la grippe, leur interaction avec les populations d'oiseaux, d'animaux, d'humains dans divers écosystèmes, sur différents territoires. En cas de pandémie, la mise au point d'un vaccin approprié au virus circulant demandera 2 à 3 mois. C'est le délai minimum qu'il faut à un pays civilisé pour organiser la production à grande échelle d'un vaccin contre le virus pandémique.

T.S.: Personne ne peut remettre en question le lien "oiseaux-virus de la grippe" qui existera probablement éternellement. Mais on sait que les virus peuvent subir une évolution. Comment se comporte aujourd'hui le virus H5N1, à quel point s'accroît le risque d'apparition d'un virus mutant?

D.L.: L'évolution continue, mais pas dans le sens espéré: son caractère pathogène ne diminue pas, bien que, théoriquement, il le devrait. Personne au monde n'est en mesure de modifier l'évolution du virus de la grippe ni d'influer sur l'apparition d'une pandémie. Le plus grave est que le virus H5N1 a atteint les populations d'oiseaux sauvages. Au cours des migrations d'automne, les oiseaux se dirigent vers les endroits d'hivernage d'où ils reviennent au printemps. En route, ils contaminent les oiseaux domestiques. Et cela dure depuis 2005, lorsqu'un virus dangereux s'est propagé à partir du lac chinois Kokonor (Qinghai). Les effets de la variante Quinghai-Sibérie se propagent dans le monde entier. Je tiens à souligner une fois de plus le fait principal: le virus très virulent de la grippe H5N1, transporté dans les biocénoses naturelles, continue de circuler et conserve son potentiel hautement pathogène.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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