Combattre l'alcoolisme en Russie: une lutte perdue d'avance?

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Par Maxime Krans, RIA Novosti
Par Maxime Krans, RIA Novosti

La Russie essaie depuis longtemps de combattre l'alcoolisme mais elle essuie un échec à chaque fois, bien que les partisans de la sobriété, qui constituent selon les statistiques un cinquième de la population, ne baissent pas les bras. A présent, nous assistons, semble-t-il, à une nouvelle campagne anti-alcool. La question est juste de savoir si celle-ci s'avèrera plus efficace que les précédentes.

Intervenant au cours du récent forum "La santé de la nation comme base de la prospérité de la Russie", le chef des autorités sanitaires russes Guennadi Onichtchenko a fait savoir que le ministère de la Santé publique et du Développement social avait élaboré un projet de politique nationale visant à réduire l'envergure de "l'alcoolisation" des Russes. Les médecins, mais aussi les forces de l'ordre, sont également préoccupés par ce problème: le ministère de l'Intérieur a proposé son propre programme en la matière. La Douma d'Etat (chambre basse du parlement russe), pour sa part, est en train d'examiner un projet de loi limitant la "géographie des ventes" de boissons alcoolisées.

La province est elle aussi concernée par ce mouvement. Ainsi, pour la première fois, vient de se dérouler la Journée de la sobriété dans la région de Sverdlovsk. Cette fête aura désormais lieu chaque année. Les enthousiastes de Tver ont mis en place un autre genre de manifestation: un avion avec à son bord une icône qui, selon les croyances orthodoxes, aide les alcooliques et toxicomanes à se débarrasser de leur dépendance, a survolé la ville pendant une heure. Les députés à l'assemblée législative du territoire de Perm, eux, ont interdit la vente de boissons alcoolisées la nuit; une loi identique entrera en vigueur dans la République des Komis dès novembre prochain. La république de Touva a proclamé les derniers samedis de chaque mois "journées avec un mode de vie sain".

Les Russes ne semblent pas s'opposer à cette tendance. 63% des personnes interrogées par le VTSIOM (Centre russe d'étude de l'opinion publique) considèrent l'alcoolisme et la toxicomanie comme les principaux problèmes de la société russe. Cependant, à en croire M. Onichtchenko, 76% d'entre eux boivent régulièrement. Aujourd'hui, affirme-t-il, "2,8 millions de Russes sont victimes d'alcoolisme profond et maladif".

Cependant, les habitants des villes et villages russes sont loin d'être les premiers dans la liste mondiale des personnes les plus concernées par ce vice. Un Russe moyen boit "seulement" 12,7 litres d'alcool absolu par an, presqu'autant qu'un Britannique ou un Espagnol, bien que moins qu'un Français ou un Hongrois. La différence réside toutefois dans la manière de consommer les boissons alcoolisées: si la plupart des Européens se contentent de boire un ou deux verres de vin ou de bière, les Russes, eux, préfèrent avaler de grosses quantités de boissons, fortes dans la plupart des cas.

Un étranger qui "gâche" sa Stolichnaya avec du soda ou du Martini n'arrivera jamais à comprendre l'âme d'un Russe ni son attitude à l'égard du "vin de blé" ni encore, d'autant moins, son potentiel de consommation d'alcool. Le concept de marketing d'une marque étrangère sur le marché russe explique que les Russes boivent de la vodka à l'occasion des fêtes et célébrations. Voilà un témoignage flagrant d'incompréhension vis-à-vis des traditions russes: ici, on boit les jours ouvrables et les jours fériés, au travail comme à la maison. Quand on le fait, on trinque en formulant des souhaits, notamment de bonne santé, qui, d'ailleurs, ne se réalisent pas toujours...

Les médecins évoquent parfois une "consommation nuisible d'alcool" lorsqu'ils évaluent les préjudices causés par l'alcool à la santé humaine. Selon les dernières informations de l'OMS, plus de 2,3 millions de personnes rejoignent leurs aïeux à la suite d'une telle consommation. Il est difficile d'établir la proportion de Russes dans ce chiffre: d'après certains experts, il serait question de 700.000 personnes, mais c'est sûrement exagéré, ce chiffre correspondant presque à l'indice de décroissance naturelle de la population russe.

Cependant, on peut affirmer en toute certitude que jusqu'à 40.000 personnes meurent chaque année des suites d'un empoisonnement dû à l'alcool en Russie. Cette particularité rend perplexes les étrangers. Ceux-ci n'arrivent pas à saisir comment les Russes peuvent boire absolument tout ce qui contient de l'alcool: eau de Cologne et teinture médicamenteuse, liquide antigel et détergent... Ainsi, les scientifiques de l'Ecole londonienne d'hygiène et de médecine tropicale ont été très surpris, lorsqu'en examinant les données sur les causes de mortalité masculine à Ijevsk, ils ont appris que 40% des personnes décédées étaient passés de vie à trépas en dégustant un "cocktail" qui normalement n'était pas destiné à la consommation.

Rien qu'entre janvier et juillet 2008, selon l'Association nationale des producteurs d'alcool, la Russie aurait ingurgité quelque 85 millions de seaux d'alcool éthylique (éthanol). Ce chiffre ne tient pas compte des boissons alcoolisées de production artisanale, très répandues en Russie, surtout en province, ni l'alcool de fabrication clandestine.

C'est pourquoi on ne devrait que saluer, en principe, l'initiative des fonctionnaires et députés russes qui se préoccupent de la santé du peuple. Or, on ne se souvient que trop bien des précédentes tentatives, qui ont toutes échoué, pour combattre d'un seul coup le mal de l'alcoolisme. Il y eut notamment des bagarres devant les magasins où les gens faisant la queue; les Russes durent consommer des boissons étrangères de mauvaise qualité car il était extrêmement difficile de se procurer de bonnes boissons à l'époque du déficit. Qui plus est, la mauvaise organisation de la campagne anti-alcool de 1985, qui avait provoqué la flambée de la production clandestine d'alcool, puis la suppression du monopole de l'Etat en matière de production et de vente avaient entraîné la formation d'un puissant lobby de l'alcool qui anéantit aisément à présent les tentatives faibles et impotentes que l'Etat entreprend en vue de mettre de l'ordre sur le marché de l'alcool. C'est ce que notent les auteurs d'un rapport sur la situation démographique en Russie, réalisé à la demande de l'ONU.

L'histoire de la consommation de l'alcool en Russie montre que cette "occupation" est chère aux Russes, qui continuent de boire en dépit de tous les avertissements. En revanche, la quantité d'alcool et la régularité avec laquelle les russes consomment, sont des questions qui pourraient être réglées. Cela dépend des occupations que la société pourra proposer en échange. Il s'agit, bien entendu, d'offrir aux amateurs d'alcool de nouvelles possibilités d'organiser leur temps libre, de faire du sport et de voyager, et non de "serrer la vis".

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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