Avenue Poutine

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Par Piotr Romanov, RIA Novosti

L'avenue de la Victoire à Grozny a été rebaptisée avenue Vladimir Poutine, à l'initiative du président de la république de Tchétchénie Ramzan Kadyrov. Cela a été fait, bien entendu, "au nom du peuple tchétchène reconnaissant" et à la veille de l'anniversaire du "leader national". Si l'on appelle un chat un chat, il s'agit d'un cas sans précédent: c'est la première fois depuis l'époque soviétique (et même stalinienne) qu'un homme politique reçoit un tel honneur de son vivant. Ce fut notamment le cas de Trotski, de certains membres du Politburo et, évidemment, de Joseph Staline.

On dit que Lénine faisait tout pour se soustraire à de tels "cadeaux". Il ne voulait pas de mausolée non plus, à vrai dire. Avec tous les défauts qu'il avait, il était tout de même un Européen.

Aucune autre avenue, semble-t-il, n'est aujourd'hui baptisée au nom d'une personne vivante. Cependant, il s'avère qu'une rue Poutine existe depuis un certain temps dans un petit village en Ingouchie. Ce devait être également l'initiative des admirateurs locaux de l'ancien président. Il existe aussi quelque part une avenue des Vétérans, mais là il s'agit quand même d'un acte de mémoire collectif. Qui plus est, personne n'oserait contester une telle décision.

Il faut néanmoins rendre justice à Vladimir Poutine. Il a dignement supporté l'épopée des épouvantables matriochkas à son effigie, des caricatures plus ou moins réussies, ainsi qu'une multitude d'histoires drôles bonnes et stupides, une série de chansons de pacotille, de tableaux nuls et d'autres manifestations d'intérêt pour sa personne de la part des masses populaires éprises de lui et de certains adeptes du conformisme politique. Mais ce nouveau cadeau de Ramzan Kadyrov, aussi généreux et mièvre qu'un sorbet oriental, apparaît plutôt douteux. D'habitude, on essaie de décliner avec délicatesse ce genre de présents, de façon à ne pas vexer le donateur.

Le premier ministre ne l'a pas fait. Ou plutôt, il a préféré exprimer son attitude envers le "sorbet" offert par Kadyrov par la bouche de son porte-parole Dmitri Peskov. Selon ce dernier, bien que la tradition de baptiser différents sites du nom d'hommes politiques en fonction n'existe pas en Russie, les décisions en la matière relèvent tout de même des autorités locales, et ne sont pas soumises à l'approbation du centre fédéral. "Vladimir Poutine s'est plusieurs fois prononcé à ce sujet. Il aurait préféré que de telles initiatives n'interviennent pas. Mais il ne peut pas les interdire", a indiqué le porte-parole du premier ministre.

Or, pourquoi n'introduirait-on pas législativement une telle interdiction, étant donné que tout le monde en Russie ne se rend pas compte de l'incongruité de ce genre de cadeaux dans un pays qui s'est déjà débarrassé du culte de la personnalité. Même les ecclésiastiques, interrogés par les journalistes dans la rue, ont répondu très vaguement à cette question: "Une telle pratique ne comporte en soi rien de malsain, mais, tout en correspondant aux traditions caucasiennes, vue d'un autre point de vue, elle crée cependant une situation confuse".

En effet.

Il existe au moins deux versions de cette apparition d'une avenue Poutine. Selon l'une d'entre elles, Poutine a bien mérité qu'on baptise une avenue à son nom, parce qu'il a remporté la guerre contre la Tchétchénie. Cette version est peu convaincante, surtout formulée de cette façon. Car cela signifierait que l'avenue a été baptisée ainsi afin d'honorer Poutine pour sa victoire sur le peuple tchétchène. Alors que ce n'est pas vrai. Il a fait la guerre contre des terroristes tels que Bassaïev, et non contre la Tchétchénie ou les Tchétchènes.

Selon la seconde version, Poutine se conçoit déjà comme un monument vivant, ce qui arrive souvent aux personnes qui restent pendant une aussi longue période au sommet de la pyramide du pouvoir. Cette version n'est pas non plus convaincante, au moins pour cette raison que les statues de bronze se dressent d'habitude sur un piédestal, alors que l'actuel premier ministre, lui, est sans arrêt au four et au moulin. Certains experts affirment d'ailleurs qu'il ne travaille pas dans les bonnes directions, mais, premièrement, il s'agit de leur avis personnel, et deuxièmement, ils concèdent eux aussi que cet homme travaille. Par conséquent, il ne se conçoit pas comme un monument vivant.

Il peut y avoir encore une autre version. La Tchétchénie est tout de même une région particulière, qui diffère du reste de la Russie, même si elle constitue une entité de la Fédération. L'ancien président et actuel premier ministre, qui a tant fait pour pacifier cette région, doit être à tel point reconnaissant à Ramzan Kadyrov pour savoir contrôler la situation dans cette république qu'il est prêt à fermer les yeux sur nombre de choses. Y compris sur des choses beaucoup plus importantes que l'apparition d'une avenue Poutine. Qu'ils jouent à n'importe quoi, pourvu qu'ils ne fassent pas la guerre, doit-il penser.

Nombreux sont ceux qui commencent à oublier à quel point c'était épouvantable, l'Itchkérie. Le parquet local ne pouvait à l'époque [de la guerre tchétchène — ndlr.], bien entendu, rien faire contre les chefs de guerre séparatistes ou contre Aslan Maskhadov [président indépendantiste de la république tchétchène d'Itchkérie], mais le mécanisme bureaucratique lancé à l'époque soviétique fonctionnait encore partiellement. C'est-à-dire que les juges d'instruction se rendaient régulièrement sur les lieux des crimes, dressaient des procès-verbaux, procédaient à des expertises et faisaient leur travail consciencieusement. Mais les résultats de ces enquêtes étaient "mis au placard". Lorsque le parquet osait tout de même s'adresser au président, Maskhadov ne leur donnait que des réponses évasives. D'ailleurs, il était lui-même impuissant. Il ne pouvait aucunement influer, par exemple, sur Chamil Bassaïev, qui n'était pas seulement un assassin (ce qui est notoire), mais un véritable criminel qui pillait, violait et tuait en Tchétchénie des Russes mais aussi ses compatriotes. On volait à l'époque tout ce qu'on pouvait en Tchétchénie, y compris des personnes vivantes. Les convois ferroviaires passant par Grozny étaient pillés, le blé, le pétrole et l'argent de la caisse de retraite, régulièrement versé par Moscou, étaient usurpés. Le parquet continuait de faire état de ces crimes et délits, qui allaient de la traite des êtres humains à la décapitation des otages.

Tel était le tableau réel de ce qui se passait en Tchétchénie pendant la période de son indépendance de fait sous Maskhadov. Cet homme a prouvé d'une manière convaincante qu'un ancien chef d'état-major n'est pas pour autant capable de diriger un Etat.

L'armée russe pouvait vaincre les principales forces ennemies sur le territoire tchétchène, ce qu'elle a d'ailleurs fini par faire. Mais pacifier la Tchétchénie et attacher au reste de la Russie ce petit monde complexe, véritable mosaïque, où il est difficile de trouver quelque point d'appui, s'est révélé être une mission impossible pour l'armée, les services secrets et la police, et même pour les Tchétchènes vivant à Moscou et les défenseurs des droits de l'homme. Seuls les Tchétchènes de Tchétchénie étaient à même de s'y retrouver dans la mentalité des habitants de cette région et dans le chaos qui régnait dans la république.

Cela dit, Moscou a finalement opté pour une recette remontant à l'époque tsariste, une recette éprouvée durant une longue série de guerres caucasiennes. Il fallait trouver une personne convenable, bien que ce fût extrêmement difficile. Poutine y est parvenu. Le clan des Kadyrov a pu (sous la direction d'Akhmat, puis de son fils Ramzan Kadyrov, actuel président tchétchène) remettre de l'ordre dans la république, l'attacher à la Russie et entamer sa reconstruction, fût-ce en utilisant des méthodes controversées.

De tels résultats n'ont, bien entendu, pas été obtenus gratuitement. Cela a nécessité des dépenses et des compromis qu'on n'accepte pas dans des circonstances normales. Quoi qu'il en soit, l'objectif a été atteint. Les voyous qu'on n'a pas réussi à neutraliser en Tchétchénie se sont déplacés en Ingouchie et au Daghestan voisins. Certes, la situation reste compliquée dans toutes ces régions, mais elle est actuellement incomparable à celle qui caractérisait la Tchétchénie pendant la période de sa "maladie". On peut aujourd'hui remédier aux problèmes existant en Ingouchie et au Daghestan en utilisant d'autres méthodes, si l'on arrive, bien entendu, à éviter les erreurs trop graves.

Quant au cadeau douteux fait à Vladimir Poutine, ce n'est tout de même pas un gros problème qui réclame une grande attention. L'essentiel est que la Tchétchénie reste calme.

Theodore Roosevelt disait qu'en politique, on est parfois obligé de faire beaucoup de choses qu'on ne devrait pas faire. Admettons que le cas présent en est un exemple éloquent.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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