Picasso: la période russe

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L’exposition grandiose d’œuvres de Pablo Picasso qui s’est ouverte au Musée des Beaux-arts Pouchkine à l’occasion de l’Année croisée France-Russie offre l’opportunité de poser cette simple question : qui fut le premier acheteur des œuvres du jeune peintre inconnu et qui le rendit célèbre d’abord à Paris, ensuite en Europe?

 

L’exposition grandiose d’œuvres de Pablo Picasso qui s’est ouverte au Musée des Beaux-arts Pouchkine à l’occasion de l’Année croisée France-Russie offre l’opportunité de poser cette simple question : qui fut le premier acheteur des œuvres du jeune peintre inconnu et qui le rendit célèbre d’abord à Paris, ensuite en Europe?

Ce fut Sergueï Chtchoukine, collectionneur et millionnaire de Moscou issu d’une famille de commerçants et de fabricants moscovites.

Fernande Olivier, l’épouse de Picasso se souvient : « Un jour, Matisse a amené dans le studio un important collectionneur venu de Moscou. La technique de Picasso a fait une forte impression sur le Russe. Il a acheté d’emblée deux toiles pour une somme très élevée pour l’époque et est devenu notre client le plus fiable ».

«Ce Russe » fut d’ailleurs le plus grand collectionneur du nouvel art. Avant sa visite à Picasso, il avait réuni dans son hôtel particulier, ruelle Znamenski, la meilleure collection de tableaux postimpressionistes d’Europe. Il avait acheté 37 tableaux de Matisse, son peintre personnel, et lui avait commandé deux panneaux pour son hall. Sa collection comprenait aussi un nu, chef-d’œuvre de Renoir, 16 toiles de Gauguin, 13 peintures de Monet, 8 tableaux de Cézanne, 3 de Degas, 4 de Van Gogh, y compris l’unique toile vendue par Van Gogh de son vivant : Les Vignes rouges d’Arles, ainsi que des toiles de Toulouse-Lautrec, Pissarro, Signac, et même quelques œuvres du génial peintre naïf Henri Rousseau qui passait pour un toqué. Pour prévoir la future gloire de Rousseau, il fallait être diable ou prophète. Aux prix actuels, toutes ces toiles (au total, 222 avant 1913) représentent une somme de près d’un milliard de dollars.

Il est à remarquer qu’à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, pratiquement personne n’achetait les œuvres de ces peintres, si ce n’est l’éminent marchand de tableaux et galeriste Ambroise Vollard, mais même celui-ci fit une bévue dans le cas de Picasso : après avoir acheté à vil prix quelques œuvres de l’Espagnol, il se désintéressa de son œuvre et cessa pratiquement d’acheter ses toiles.

En 1908, la vie de Picasso à Paris était tout simplement terrible. Il menait une vie misérable et ne mangeait pas à sa faim.

L’écrivain Daniel-Henry Kahnweiler décrit ainsi dans ses mémoires le studio de Picasso à Montmartre:«Impossible d’imaginer la misère épouvantable de ce studio. Les papiers peints se détachaient en lambeaux. Une couche de poussière recouvrait les peintures suspendues et les toiles roulées et entassées sur un divan affaissé. Un tas de cendres s’élevait près du poêle. C’était indescriptible. Picasso, sa ravissante épouse Fernande et leur immense chien Fric vivaient dans cette misère humiliante».

En ce jour si décisif, en plus de Matisse, ce fut sa majesté le Hasard qui entra en la personne de Chtchoukine dans le studio du génie inconnu.

Matisse était visiblement nerveux, il craignait que les toiles de Picasso pussent ne pas plaire au collectionneur, dont l’instinct était, selon Matisse, phénoménal. Il tentait de ruser, il cachait ses meilleures œuvres dans les coins de son studio en disant que c’était du « barbouillage, la toile [n’était] pas finie... » Après avoir fait les cent pas et parcouru les peintures avec le regard d’un tireur d’élite, Chtchoukine choisissait et achetait précisément du « barbouillage », c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de meilleur et, pour l’essentiel, il le payait au prix fort!

Comme on le sait, la bassesse des galeristes est sans bornes. Vollard acheta pour son exposition plusieurs dizaines de toiles de Picasso pour 2000 francs. La galerie Bernheim qui conclut un contrat avec Matisse paya celui-ci selon les dimensions de la toile peinte, la plus grande toile coûtait 1875 francs… Chtchoukine paya 15000 francs pour le seul panneau de La Danse de Matisse ! Il agissait en mécène, en protecteur de l’art et en promoteur de talents. Par exemple, en achetant les œuvres de Gauguin, il sauva ce peintre qui vivait en Haïti et était sur le point de se suicider.

Matisse comprenait que, si le « prince russe Chtchoukine » appréciait Picasso, celui-ci serait sauvé.

Et le miracle se produisit.

Chtchoukine acheta deux toiles (deux chefs-d’œuvre, probablement les toiles cubistes La Reine Isabeau et Le Violon à un prix décent.

Il est temps de dire quelques mots de Sergueï Chtchoukine. Issu des Chtchoukine, célèbre famille de commerçants et de fabricants, il était le troisième enfant. Chétif, de petite taille et bègue, il affligeait son père qui abandonna l’espoir de l’initier à ses affaires. Le garçon grandissait parmi ses sœurs et leur compagnie lui était pénible. A cause de sa faiblesse, il n’alla même pas à l’école et fut instruit à domicile. Mais, peu à peu, Sergueï manifesta une certaine obstination et insista pour qu’on l’envoie étudier en Saxe, comme ses frères aînés. Son père céda, mais, à l’école allemande, le garçon recouvrit des forces, fit du sport, se fortifia, apprit à la perfection l’allemand et le français, grandit, fit preuve d’une énergie à revendre et devint d’abord le bras droit de son père, puis le dirigeant de toutes les affaires de la famille.

Bien que tous les Chtchoukine aient aimé collectionner des objets, des peintures, des livres et des icônes, leurs goûts ne dépassaient pas Repine et les peintres ambulants. Pourquoi Sergueï a-t-il commencé à collectionner la peinture d’avant-garde française, cela reste une énigme. A l’aube d’une nouvelle époque, lorsque la pensée artistique de toute l’Europe était en retard sur son temps et préconisait la beauté dans le style de Rubens et de Raphaël, tout en ridiculisant, par exemple, les impressionnistes, Chtchoukine formula nettement les critères qu’il mit à la base de sa collection, à savoir :Si une toile produit un choc émotionnel, il faut la prendre.

La beauté a dépassé son sommet et ce qui passe au premier plan, c’est l’expression, la force de l’impression immédiate et l’honnêteté de la pensée.

Mais revenons à Picasso.

À partir de la rencontre mémorable de 1908, Chtchoukine acheta en six ans au jeune peintre plus de 50 (!) toiles. Dans ce « tas » posé sur un divan affaissé, il choisit des chefs d’œuvre des périodes bleue, rose et de celle du cubisme de Picasso : Acrobate au ballon, Le vieux Juif, Danseuse espagnole, Portrait de Vollard, Les deux saltimbanques (L’Arlequin et sa compagne), La famille de saltimbanques (Les Bateleurs) (parmi lesquels Picasso s’était peint lui-même)… D’ailleurs, il vaut mieux aller au Musée Pouchkine de Moscou pour voir tout cela.

Grâce à Chtchoukine, Picasso mit fin à sa misère.

En septembre 1909, Pablo et Fernande (et un chat siamois) déménagent dans un studio de luxe, boulevard de Clichy. Des meubles en acajou, un piano et une femme de chambre font leur apparition dans le nouvel appartement. Ayant appris qu’un homme riche de Moscou achetait les toiles de Picasso, le patron de la Rotonde se fit extrêmement aimable.

Les rumeurs selon lesquelles les toiles de Picasso se vendent, stimulent les collectionneurs français, il devient célèbre, on commence à vendre bien ses tableaux.

Après Chtchoukine, Picasso fut remarqué par un autre russe, le grand Diaghilev, qui proposa au peintre de peindre un immense panneau pour le ballet « Parade ». Picasso se mit à travailler avec fougue. A Nice, il s’éprit de la ballerine Olga Khokhlova, fille d’un général, qui devint sa femme, sa muse, son ange gardien et la mère du premier enfant de Picasso : Paul.Bref, Chtchoukine rendit Pablo Picasso célèbre.

Les bolcheviks n’épargnèrent pas le prestigieux mécène et collectionneur : en plus de ses fabriques, ils nationalisèrent sa collection de tableaux. Certes, son propriétaire ne fut pas fusillé : on l’autorisa à vivre avec sa grande famille dans la loge du concierge de son hôtel particulier et on lui proposa de travailler comme guide de son propre musée.

Peu après, Chtchoukine réussit à rejoindre la France qu’il aimait beaucoup où il vécut très modestement jusqu’à sa mort en 1936 et où il ne put acquérir aucune œuvre de Picasso.

 

Ce texte n’engage que la responsabilité de l’auteur.

 

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