Perestroïka, un quart de siècle plus tard

© RIA Novosti . Vladimir Rodionov / Accéder à la base multimédiaMikhaïl Gorbatchev
Mikhaïl Gorbatchev - Sputnik Afrique
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Il y a un quart de siècle, pour la première fois un mot nouveau sonnait agréablement à l’oreille: celui de "perestroïka."

Il y a un quart de siècle, pour la première fois un mot nouveau sonnait agréablement à l’oreille: celui de "perestroïka." Cela se passait le 8 avril 1986 pendant la visite de Mikhaïl Gorbatchev à Togliatti (ville sur la Volga et important centre de l'industrie automobile) lors le rencontre du Secrétaire général du PCUS avec la population. Bien sûr, les historiens attireront l’attention sur le fait que dans le vocabulaire officiel de Gorbatchev le néologisme est apparu un mois plus tôt, dans le rapport fait au XXVIIe congrès du PCUS. Mais il concernait les thèmes ennuyeux, tels que le travail avec les cadres du parti, et pour cette raison il n’a pas été remarqué. A Togliatti le mot magique "perestroïka" a marqué le nouvel axe politique du pays et a profondément touché la population soviétique. La publication à grand tirage de la brochure avec le discours de Mikhaïl Gorbatchev prouve l’importance de l’événement. Toutefois, elle a été intitulée avec un léger accent chinois: "Reconstruire plus vite, agir autrement."

Ainsi, tout a commencé par ce terme. Plutôt par beaucoup de nouveaux mots aux sonorités énergiques: accélération, démocratisation, autogestion socialiste, transparence, nouvelle mentalité, intensification, amélioration de l’efficacité et de la qualité, réarmement technologique… Tirés des journaux poussiéreux, toutes ses expressions "qui en jettent" paraissent aujourd’hui naïves et pathétiques, comme des fleurs fanées au cimetière. Vingt-cinq plus tard la futilité de la recherche du mot magique qui transformera l’eau en vin et la non-liberté en liberté paraît évidente. Nous savons bien que les mots sont poussière.

Deux semaines après le discours de Togliatti le réacteur à Tchernobyl explosait. Puis le navire de croisière Amiral Nakhimov coulera, en emportant 423 vies, et deux trains brûleront près de la ville d’Oufa dans un immense incendie. Le Haut-Karabakh et la vallée de Ferghana s’embraseront. La ville arménienne de Spitak sera dévastée par un séisme, comme si les catastrophes anthropiques ne suffisaient pas. Et le jeune et insolent Mathias Rust ridiculisera la grande puissance militaire en atterrissant avec un monomoteur devant le mur du Kremlin. Et l’immense pays partira en morceau tels des blocs de glace se détachant de la banquise en détruisant les destins et les espoirs. On a l’impression qu’en lançant la perestroïka, les "architectes" et le "chef de chantier" ont accidentellement abattu la structure porteuse de la puissance, en très mauvais état certes, mais qui maintenait jusque-là les territoires et les peuples. Or, une nouvelle construction de soutènement n’apparaît pas comme par magie ou par l'opération du Saint-Esprit, et c’est la raison pour laquelle tout s’effondre.

En fait, cela s’est précisément passé ainsi. Est-ce arrivé accidentellement ou est-ce un acte délibéré? Depuis un quart de siècle et à jusqu’à nos jours les avis sont partagés. Et le 80ème anniversaire récent du père de la perestroïka n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Les sondages ont montré une égalité approximative entre ceux qui voient en Gorbatchev le personnage Denis Grigoriev de la nouvelle Malveillance d’Anton Tchekhov, qui a déboulonné les rails sans réfléchir à ce qu'il faisait, et ceux qui l’ont élevé au rang de malfaiteur qui rêvait depuis son enfance d’anéantir le socialisme.

Mikhaïl Gorbatchev n’a certainement rien d’un génie du mal. Le 25 avril 1986, Gorbatchev avait déclaré à Tolgiatti: l’usine d’automobile de la Volga doit dicter la tendance de la mode dans l’industrie automobile mondiale. Mais à l’époque les scientifiques et les conseillers avaient déjà dessillé les yeux du chef de l’Etat qui voulait voir un tableau de l’économie nationale tant soit peu proche de la réalité en lui faisant remarquer que le retard technologique, scientifique et industriel de l’URSS des puissances industrielles développées était de 15-20 ans. Comment faire pour les dépasser?

Ou toutes ces évocations interminables et quasi-religieuses des paroles "légendaires" de Lénine, alors qu’il fallait résoudre de graves problèmes de la fin du XXe siècle… Le monde s’écroulait, or les camarades relisaient les tomes des livres du parti communiste et se réjouissaient comme des enfants en trouvant la citation qui convenait: vous voyez, nous sommes sur la bonne voie vers le socialisme à visage humain, on ne s’est pas trompés!

La formation professionnelle, l’expérience de la vie et la connaissance des rouages bureaucratiques contribuaient peu à la perestroïka. Gorbatchev était à l’affût de la formule magique: de Lénine et Marx aux communistes européens et socialistes, de la nouvelle politique économique (NEP) au Printemps de Prague. Le Secrétaire d’Etat américain de l’époque James Baker, auparavant ministre des Finances, racontait comment lors de négociations sur les problèmes du désarmement le dirigeant soviétique avait amené la discussion sur l’économie et lui a posé pendant des heures des questions générales sur les lois du libre échange. Quelle curiosité. Ce n’est pas une si mauvaise qualité. De même que la rêverie, l’enthousiasme, l’idéalisme. Dans le sens humain ces traits de caractère sont compréhensibles, voire sympathiques, mais pas dans le sens étatique.

La lutte contre l’alcoolisme, la promesse d’un appartement pour chaque famille pour l’année 2000, l’essor de la créativité scientifique et technologique de la jeunesse et des clubs de débats, l’émission de télévision Vzgliad avec une audience sans précédent, la réhabilitation de Nikolaï Boukharine (exécuté sous Staline, ndlr), le célèbre idéologue de la perestroïka Alexandre Iakovlev au concert de Nautilus Pompilius et de Scorpions au Kremlin. Dans toute cette confusion l’effort principal passait inaperçu. (D’ailleurs, il est très facile de poursuivre cette liste avec les changements actuels: les ampoules à faible consommation, le changement de fuseaux horaires, la transformation de la milice en police, le président avec les rock-musiciens…)

"Nos cœurs exigent des changements!" (extrait d’une chanson du groupe russe Kino). Il est temps de reconnaître que dans les années 1980 Gorbatchev a été plus proche du peuple qu’aucun autre dirigeant russe dans l’histoire du pays. Il s’accordait avec le sentiment prédominant de l’époque: il est impossible de continuer à vivre ainsi. Pourquoi soudainement un dieu de l'Olympe, membre du Politburo, dont la vie confortable était garantie jusqu’à la fin de ses jours, en a-t-il pris conscience? Selon la rumeur, il l’a compris pendant son voyage au Canada où il a visité les domaines agricoles et vu d’autres aspects du capitalisme décadent. Le plus jeune du gouvernement soviétique, n’ayant pas encore perdu la capacité de s’émerveiller, de comparer et de voir l’évidence, Gorbatchev était sous le choc. Une version tout à fait plausible. Voici les souvenirs de Marina Vlady: lorsque son époux, le chateur Vladimir Vysotsky s’est rendu pour la première fois à Berlin-Ouest et a vu l’abondance de charcuterie dans les vitrines, il était littéralement choqué. Il s’agit du même coup mais sous une autre forme.

D’ailleurs, pour avoir le sentiment de se trouver dans l’impasse, il ne fallait pas aller bien loin. Par exemple, étant reporter débutant, j’ai eu cette impression à la gare de Tchita (Sibérie du sud-est) où s’est rendu en train Leonid Brejnev. Il est descendu avec difficulté sur le quai, a regardé autour de lui et… s’est mis à clopiner dans la direction opposée des personnes qui l’accueillaient. Les autorités locales et les meilleurs ouvriers qui l’accueillaient avec du pain et du sel, selon la tradition russe, étaient ébahis, puis se sont mis à courir derrière lui. Ils l’ont rattrapé, essoufflés, près de la dernière voiture du train.

Effectivement, il est impossible de vivre ainsi. Un cas rare dans l’histoire russe: les autorités et la population sont tombées d’accord. C’est la raison pour laquelle le terme de "perestroïka" lancé dans la foule n’a pas seulement touché l’élite, mais a provoqué des mouvements tectoniques. Ils étaient si puissants qu’ils ont entraîné avec eux des réalisations évidentes, des idées sensées, et des notions décentes telles que la démocratie, la transparence et la liberté, en les transformant en Russie en injures.

"Parole, parole, parole…" Une vielle chanson où sous les murmures d’Alain Delon Dalida suggère aux filles crédules de ne pas croire les paroles de séduction. A première vue, c’est une chanson, mais elle convient parfaitement pour un sermon politique. Méfiez-vous des belles paroles agréables à l’ouïe, qui tranchent comme un couteau l’âme qui se tourmente dans la langueur du printemps! Qui sont capables en un instant historique de changer le mode de vie et les principes moraux et spirituels d’un immense pays. Et par la même occasion ses frontières, voire même l’ordre mondial.

Aujourd’hui, avec le recul, il est facile de blâmer Gorbatchev, qui a annoncé la perestroïka, d’irréflexion et de passage chaotique d’un slogan à l’autre. D’avoir cherché la sortie de l’impasse sur la voie du socialisme. D’avoir gaspillé stupidement un capital qui n’a pas de prix: l’enthousiasme populaire et le soutien des millions de citoyens. Et ce seront des reproches justifiés. Mais pourquoi lorsqu’on se souvient du printemps de 1986 et de quelques autres années de perestroïka, on a une soudaine envie d’y revenir et de faire une autre tentative. Comme dans le film Stalker (réalisé par Andreï Tarkovski, ndlr).

Etrangement, à l’époque l’Etat s’écroulait, la terre se dérobait sous les pieds, mais dans leur for intérieur les gens gardaient l’espoir et même la conviction: ce n’est rien, on y arrivera, on s’en sortira, on guérira les blessures et on aura le temps de vivre dans un nouveau pays reconstruit. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais cette conviction me manque beaucoup aujourd’hui.

L’opinion de l’auteur ne correspond pas forcément à celle de la rédaction

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