Russie: la TV nationale montre timidement les protestataires

© RIA Novosti . Aleksei Filippov / Accéder à la base multimédiaManifestation à Moscou
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Les chaînes nationales russes, contrôlées par l’Etat et connues pour leur réticence à assurer la couverture médiatique des manifestations des opposants politiques dans les journaux télévisés, se sont récemment aventurées sur un terrain inhabituel en diffusant des reportages sur les manifestations antigouvernementales les plus importantes des deux dernières décennies.

Les chaînes nationales russes, contrôlées par l’Etat et connues pour leur réticence à assurer la couverture médiatique des manifestations des opposants politiques dans les journaux télévisés, se sont récemment aventurées sur un terrain inhabituel en diffusant des reportages sur les manifestations antigouvernementales les plus importantes des deux dernières décennies.

A la lumière de ce changement, qui en a surpris plus d’un, la population se pose la question suivante, selon les analystes: "Ces reportages, ont-ils constitué un événement unique ou serait-ce un message montrant l’affaiblissement du contrôle par l’Etat de la diffusion des actualités sur les chaînes nationales?"

"Les Russes auraient eu une réaction similaire si la télévision avait montré un débarquement d'extraterrestres", a écrit la semaine dernière dans son blog Natalia Radoulova, chroniqueuse du célèbre magazine Ogoniok et du journal Vzgliad paraissant à Moscou.

"Qui sont-ils? D’où viennent-ils? Pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler d’eux auparavant?", s’interroge-t-elle en laissant entendre par là que le public sans accès à internet, où le mouvement de protestation avait commencé à prendre forme, a été sidéré par ce changement soudain dans les journaux télévisés.

Des dizaines de milliers de personnes se sont réunies à Moscou samedi, le 10 décembre, afin de protester contre les résultats des législatives du 4 décembre remportées par le parti Russie Unie dirigé par le premier ministre russe Vladimir Poutine.

Selon les manifestants, les élections ont été accompagnées de fraudes généralisées et leurs résultats devraient être complètement revus ou les élections annulées et organisées de nouveau. Le gouvernement promet à son tour d’enquêter sur les infractions dénoncées tout en affirmant que les élections ont été honnêtes dans leur ensemble et que les résultats reflètent l’attitude "réelle" de la société russe.

Les tabous rompus

Les manifestations précédentes, qui s’étaient tenues à Moscou à une moindre échelle en début de l’avant-dernière semaine et ses participants qui accusaient Russie Unie d’infractions lors du scrutin, ont été passées sous silence, dans leur ensemble, par les chaînes de télévision russes contrôlées par l’Etat. En revanche, certaines chaînes ont diffusé des reportages sur les manifestations des partisans du Kremlin près de la Place rouge, pour ne pas décevoir les attentes de l’auditoire fidélisé des informations de la télévision publique.

Or, ensuite la première chaîne russe, Perviy Kanal, a commencé son journal de samedi soir (le 10 décembre) par un reportage sur une manifestation de masse dans le centre-ville de Moscou à laquelle près de 25.000 personnes avaient participé, selon la police, et près du double, selon les estimations des organisateurs.

Dans leurs journaux quotidiens et hebdomadaires, Perviy Kanal, ainsi que les chaînes NTV, contrôlées par le géant gazier Gazprom, et Rossiya 1 ont continué sur cette lancée et ont consacré beaucoup de temps à la manifestation et à la discussion des législatives par l’opinion publique.

Les chaînes de télévision publique ont poursuivi le démantèlement des tabous immuables en montrant des adversaires irréductibles de Vladimir Poutine, tels que Mikhaïl Kassianov, ancien premier ministre, Boris Nemtsov, ancien vice-premier ministre, et même le fauteur de troubles Edouard Limonov, écrivain et militant – des gens, dont les figures et les activités antigouvernementales sont en règle générale bannies des informations de la télévision contrôlée par l’Etat.

"Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue afin d’exprimer leur désaccord avec les résultats des dernières législatives, qu’ils qualifient de faussées en faveur du parti Russie Unie", a déclaré Alexeï Pivovarov, présentateur aux informations de la chaîne NTV, en rapportant les événements de la journée, comme le ferait n’importe quelle source d’actualités indépendante.

Pivovarov a menacé de ne pas présenter son journal d'informations si la chaîne NTV refusait de couvrir la manifestation de Moscou, a déclaré le quotidien russe Kommersant juste avant la manifestation.

Contactées par l’agence RIA Novosti, les chaînes de télévision publique se sont refusées à tout commentaire sur leur intention de couvrir la manifestation du week-end.

Serait-ce un message?

Malgré cette nouvelle approche réjouissante de la couverture médiatique de la manifestation de masse du weekend dernier à la télévision publique russe, les analystes estiment que les chaînes n’ont tout simplement pas eu le choix et avertissent que cette couverture ne signifie pas un relâchement important de l’emprise de l’Etat sur la diffusion des actualités.

"Il ne faut pas se faire d’illusions", a déclaré Irina Petrovskaïa, analyste de la télévision, dans un entretien accordé à la radio libérale russe Écho de Moscou.

"Cela s’est produit dans une situation bien précise: près de 100.000 personnes sont descendues dans la rue et l’image était trop éloquente. Globalement, la situation ne changera pas à la télévision", a-t-elle averti.

Piotr Tolstoï, présentateur des informations analytiques du dimanche soir sur Perviy Kanal, a qualifié, devant son auditoire, les manifestations de "signe normal de développement de la société civile." La manifestation de Moscou, a-t-il ajouté, a été moins une protestation "politique" que l’occasion pour la société civile de déclarer que "les élections devaient être honnêtes."

Certes, les chaînes contrôlées par l’Etat ont diffusé des reportages sur la manifestation, mais dans leurs commentaires ils cherchaient à minimiser la colère des manifestants contre le gouvernement, notamment contre Poutine, qui avait constitué l’élément clé de la manifestation.

"Nous ne sommes pas ici pour nous battre", a dit en souriant une jeune femme devant les caméras de la première chaîne Perviy Kanal. "Nous voulons seulement être entendus."

Une autre personne interviewée, un homme entre deux âges, s’est exprimée de manière encore plus vague: "Je suis venu ici pour voir si quelqu’un d’autre viendrait. Et il s’avère que je ne suis pas seul. Parfait!"

Un reportage montrait un groupe de jeunes qui participaient à la manifestation en arborant des masques de papier ressemblant à ceux de Halloween. Une voix off expliquait qu'ils avaient agi ainsi parce que c’est "plus rigolo!"

Aucun des reportages n’a mis l’accent sur les expressions de colère dirigées contre Poutine ou contre Russie Unie, que tous les participants à la manifestation avaient clairement pu entendre.

Cependant, Poutine lui-même a déclaré jeudi dernier qu’il considérait les manifestations politiques légales, telles que l’événement du weekend avant-dernier, comme "absolument normales."

Dans ses remarques, qui seront sans doute examinées à la loupe par les responsables de la télévision publique russe, Poutine a affirmé qu’il avait été parmi ces millions de Russes qui avaient vu et apprécié la couverture médiatique de la manifestation.

"C’est tout à fait normal que les gens puissent exprimer leurs opinions et discuter des processus qui se déroulent dans le pays, dans les secteurs économiques et sociaux, et dans la vie politique, tant qu’ils n’enfreignent pas la loi", a déclaré Vladimir Poutine dans son dernier marathon annuel télévisé consistant à répondre en direct aux questions des Russes des quatre coins du pays.

Il a réitéré à plusieurs reprises qu’il avait visionné la couverture de la manifestation du samedi 10 décembre en déclarant à un moment donné: "J’ai vu sur l’écran que c’était principalement des gens jeunes et actifs ayant leur propre opinion qu’ils exprimaient clairement."

Un stratagème du Kremlin?

Citant une source du Kremlin, le journal en ligne Gazeta.ru a écrit que la consigne de montrer les manifestations sur les chaînes contrôlées par l’Etat émanait du président russe Dmitri Medvedev, souvent décrit comme l’élément "libéral" du tandem (Poutine-Medvedev) au pouvoir en Russie.

Cependant, selon certains analystes, la diffusion-surprise des reportages sur la manifestation du 10 décembre ferait partie d’un plan plus général visant à "diviser [la société] pour régner" en réduisant le degré des sentiments antigouvernementaux dans le pays et en pavant ainsi la voie en prévision du retour de Poutine au Kremlin après l’élection présidentielle de mars 2012.

"Les reportages télévisés du weekend [avant-dernier] ne sont pas un signe précurseur de la future démocratisation des médias contrôlés par l’Etat", a déclaré à RIA Novosti Alexandre Morozov, chef du Centre d’études sur les médias basé à Moscou.

"C’était un stratagème tactique s’inscrivant dans le plan de Poutine qui vise à lui assurer le poste de président. En montrant les chefs de fil de l’opposition à la télévision, le Kremlin attise la concurrence dans leurs rangs en vue d’un éventuel schisme. Parallèlement, il sème la confusion parmi leurs partisans", a-t-il ajouté.

Un autre expert, Alexeï Moukhine, directeur du Centre pour l’information politique, adhère à cette opinion.

La décision de montrer la manifestation de Moscou à la télévision publique aurait été prise afin d’"envoyer un message à la partie mécontente de l’électorat dans le but de l’amadouer un peu, semer des doutes dans ses rangs et, finalement, s’assurer une certaine sympathie de ceux qui actuellement refusent absolument de faire confiance à Poutine", a déclaré M. Moukhine.

Toutefois, malgré les divergences et les spéculations, les analystes sont unanimes à dire que l’évocation elle-même de la manifestation de Moscou sur les chaînes contrôlées par l’Etat – et surtout la couverture importante dont elle a bénéficié – est déjà remarquable. Selon eux, cette couverture médiatique a permis aux Russes de visionner une manifestation d’opposition, pour la première fois depuis des années.

"Pendant plus d’une décennie, les Russes ne voyaient que des reportages de soutien au gouvernement de Vladimir Poutine", déclare Natalia Radoulova du magazine Ogoniok. "Or, voilà que soudain des milliers de personnes apparaissent de nulle part et participent à une manifestation contre les résultats des législatives."

Les organisateurs de l’événement ont déjà rendu publique leur intention d’organiser une nouvelle manifestation contre les résultats des élections le 24 décembre, à Moscou. Sur Facebook et d’autres réseaux sociaux, des dizaines de milliers de personnes se sont déclarées prêtes à participer à cet événement.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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