La Russie est une démocratie fragile avec des éléments autoritaires

© Sputnik . Anton Denisov / Accéder à la base multimédiaRichard Sakwa
Richard Sakwa - Sputnik Afrique
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La campagne présidentielle en Russie se déroule dans un contexte de manifestations de masse dans les rues. Dans quelle mesure les marches de l’opposition pourront-elles entraver la campagne électorale?

La campagne présidentielle en Russie se déroule dans un contexte de manifestations de masse dans les rues. Dans quelle mesure les marches de l’opposition pourront-elles entraver la campagne électorale? Ces protestations contribueront-elles à la mise en place d’une démocratie forte et d’un Etat de droit en Russie? Richard Sakwa, professeur de sciences politiques (expert pour la Russie et les pays européens) de l’université du Kent à Canterbury et membre du Club international de discussion Valdaï, exprime son avis à ce sujet.

D’après vous, quelle est la différence entre les élections actuelles et les précédentes en Russie?

De toute évidence, elles se différencient par le mouvement protestataire, aussi bien dans la rue qu’au sein de l’élite politique. N’oubliez pas que depuis le début de l’année dernière on a constaté l’apparition de signes précurseurs clairs d’un conflit parmi les représentants de l’élite politique. Et il ne s’agit pas seulement d’Alexeï Koudrine (ancien ministre russe des Finances - ndlr), mais également de Sergueï Mironov (leader du parti Russie Juste et ancien président de la chambre haute du parlement russe - ndlr) et de Iouri Loujkov, qui a critiqué les autorités avant d’être limogé de son poste de maire de Moscou (en septembre 2010 - ndlr). Ainsi, la situation a de toute façon commencé à changer, et les protestations, qui ont débuté après les législatives (de décembre 2011 - ndlr) ont donné une nouvelle impulsion à ces changements. Dans l’ensemble, il y a deux choses: la division au sein de l’élite dirigeante et la pression extérieure, qui ont finalement changé la situation de manière radicale.

Vladimir Poutine devra se battre pour sa survie politique, il devra garantir, non pas une élection libre et honnête, mais une présidence manifestement libre et honnête. Pour cette raison, il est évident que l’élan pour une forme de démocratisation du système politique est une chose foncièrement nouvelle par rapport aux processus contrôlés et figés de 2007-2008 et de 2003-2004.

A quel genre de défis et de problèmes le président devra-t-il faire face?

Etant donné la situation politique, il est avant tout nécessaire de poursuivre l’évolution politique structurelle afin de mettre en place un système de responsabilité sociale en renforçant les institutions juridiques. Il s'agit de la tâche la plus importante. Toutes les discussions concernant la modernisation sont secondaires par rapport aux réformes constitutionnelles. Soit l'indépendance de la justice, les élections libres, la réforme de la Commission électorale centrale de Russie, c’est-à-dire le programme politique partiellement annoncé par [le président russe] Dmitri Medvedev dans son message à l’Assemblée fédérale le 22 décembre. Mais ce n’est pas tout. Evidemment, il existe également des défis sociaux et économiques.

Je pense que l'approche mécanique de Poutine n’est plus dans l'air du temps. En d’autres termes, il y a un retour à une véritable concurrence politique. Et aujourd’hui, Poutine est l’un des hommes politiques les plus puissants de Russie, et je pense qu’il réussira à s’adapter à ces nouvelles conditions. Il sera contraint de le faire. Les pressions à la fois de l’élite et de la base sont toujours présentes dans le processus de démocratisation.

Poutine est un homme politique bien plus souple, pragmatique, expérimenté et compétent que beaucoup ne le pensent. C’est un homme intelligent qui comprend qu’il devra s’adapter aux nouvelles conditions, qu’il le veuille ou non.

Il ne fait donc aucun doute que Poutine remportera la présidentielle?

Je ne suis jamais certain à 100%, mais la question de savoir si Poutine remportera la victoire au premier ou au second tour est aujourd’hui l’un des principaux thèmes des débats. Nous avons entendu ses déclarations, nous avons vu les documents sur son site, ainsi que ses articles dans la presse. Ces articles reflètent une conscience profonde des problèmes politiques en Russie. Evidemment, ce n’est pas du tout un programme politique à part entière, mais ces articles et ces déclarations témoignent de son potentiel en tant qu’homme politique.

Vous avez mentionné les problèmes sociaux auxquels devra faire face le nouveau président. De quels problèmes parlez-vous exactement?

Il sera nécessaire de créer au sein de la société des conditions pour la modernisation, qui doit s'amorcer pour la classe moyenne. C’est une chose sur laquelle j’insiste depuis plusieurs années: elle ne viendra ni d’en-haut, ni d’en-bas. Il faut créer les conditions pour une société capitaliste équilibrée, à la fois en apportant un soutien social aux personnes défavorisées et des conditions répondant aux exigences des personnes aisées afin que la démocratie ne soit ni marginale, ni oligarchique. Il faut construire une démocratie qui réponde aux besoins des masses, des personnes les plus dynamiques, tout en soutenant les personnes démunies.

Le président de la Cour constitutionnelle Valeri Zorkine a récemment déclaré que l’opposition russe s’était arrogée le droit de décider du sort du pays au nom du peuple, qu’elle sapait les bases juridiques de l’Etat russe et qu'elle pourrait même aller jusqu’à faire appel à l’Otan pour mettre en place un nouvel Etat à l’image de la Libye. A quel point ce scénario est-il réaliste?

Comme vous le savez, M.Zorkine a une manière très imagée de s’exprimer. Mais même si la protestation se déroule dans le cadre de la loi, ce n’est pas une raison pour l’accepter. Dans ce sens, il a entièrement raison, car les exigences anticonstitutionnelles de la rue sont aussi inacceptables que les actions anticonstitutionnelles des autorités. Je pense qu’il ne faut pas romancer ces protestations, ce qu’aiment faire les libéraux, estimant que les protestations sont une forme légitime du pouvoir. Ce n’est pas le cas. Elles sont une forme légitime d’interaction avec le gouvernement. Il faut bien faire la différence.

En ce qui concerne ses propos sur le scénario libyen et sur une intervention étrangère, je comprends leur origine, car la pression géopolitique extérieure est toujours présente. De la même manière que le risque d’un conflit intérieur, comme le dit Poutine. Toutefois, il est évident que Poutine et d’autres représentants du gouvernement exagèrent à des fins personnelles.

Où ces protestations conduiront-elles le pays?

Je pense que si les protestations continuaient à rester pacifiques et à se dérouler dans le cadre de la loi, ce serait très bon signe, et cela permettrait de renforcer l’Etat de droit, c’est-à-dire de réussir à mettre en place des élections libres et honnêtes, des tribunaux libres, de faire cesser la pression contre des petites entreprises, et ainsi de suite. J’ignore où elles conduiront.

Je pense que la présence du nom de Grigori Iavlinski (du parti Iabloko, dont la candidature a été rejetée par la Commission électorale - ndlr) sur les bulletins de vote [du 4 mars 2012] serait une bonne chose. D’après moi, il est impossible de réunir deux millions de signatures en seulement quelques semaines. C’est impensable. Je conçois que ce soit conforme à la législation électorale actuelle, cependant, il est nécessaire de la changer.

Personnellement, je rejoins la position d’Alexeï Koudrine. Selon lui, l’organisation de législatives anticipées dans deux ou trois ans (à conditions qu’elles se déroulent en conformité avec la loi) serait une bonne façon de prendre en compte les exigences de beaucoup de Russes civilement responsables, qui voudraient avoir un parlement légitime, des élections légitimes et un gouvernement légitime.

Quelle est la différence entre les protestations en Russie et celles au Moyen-Orient et en Afrique du Nord?

La Russie n’est par un système autoritaire. J’ai toujours insisté sur le fait que la Russie est une démocratie fragile avec des éléments autoritaires. Il ne s'agit pas d'un autoritarisme sabotant intégralement les bases de la démocratie, aussi les points de départ sont complètement différents. Par exemple, en Egypte, l'état d’urgence était en vigueur depuis 1967. La Russie est un pays bien plus libre, et l’a toujours été. Aujourd’hui, il est nécessaire de renforcer ces principes démocratiques, et c’est tout à fait faisable dans le cadre de l’ordre constitutionnel en place. Mon message principal est le suivant: de combien de révolutions avez-vous besoin? 1917, 1991, 1993… Si un nouvel ordre politique était mis en place pour tout recommencer, il détruirait ces institutions. C’est de la folie.

Comment les protestations peuvent-elles aider à mettre en place une démocratie forte et un Etat de droit?

Les protestations doivent maintenir leur force tout en restant dans un cadre légal. La force de la rue est importante, car elle pousse l’Etat à faire ce qu’il ne voudrait pas faire. Dans le même temps, cette force peut être très dangereuse en dépassant le cadre des exigences légales.
A l’heure actuelle, les exigences et les revendications des manifestants sont justes. Cependant, comme vous le savez, il existe toujours un danger de débordement. Dans les nouvelles conditions de la procédure simplifiée d’enregistrement des partis politiques, je voudrais voir un développement libre du système de partis, afin que l’énergie protestataire soit dirigée vers sa mise en place. Et ici, Vladimir Ryjkov, Vladimir Milov, Alexeï Navalny et tous les autres [ténors de l'opposition] ont un rôle à jouer.

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