Alexandre Guelfan: "Plus le monde est riche, plus il a soif"

© Flickr / laszlo-photo"La crise de l'eau est à la fois une réalité et une fiction"
La crise de l'eau est à la fois une réalité et une fiction - Sputnik Afrique
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La journée mondiale de l'eau célébrée par l'Onu le 22 mars est consacrée à l'un des problèmes globaux de l'humanité qu'est la crise mondiale de l'eau.

La journée mondiale de l'eau célébrée par l'Onu le 22 mars est consacrée à l'un des problèmes globaux de l'humanité qu'est la crise mondiale de l'eau. Paradoxalement, la crise de l'eau est à la fois une réalité et une fiction: les réserves mondiales d'eau douce sont largement supérieures aux besoins de l'humanité, mais, selon les estimations de l'Onu, près de deux milliards d'êtres humains manquent d'eau. Le secret de la pénurie d'eau réside dans l'imperfection des modèles économiques et le retard technologique. Alexandre Guelfan, docteur en mathématiques et physiques, directeur adjoint de l'Institut des problèmes de l'eau de l'Académie des sciences de Russie, livre ses impressions sur les problèmes d'eau et le risque d'une crise mondiale de l'eau dans une interview accordée au commentateur de RIA Novosti Vlad Grinkevitch.

On entend de plus en plus souvent l'expression "crise mondiale de l'eau" dans les discours des hauts fonctionnaires internationaux. L'humanité est-elle réellement confrontée à un risque de pénurie d'eau?

La quantité d'eau disponible sur la planète est plus que suffisante pour subvenir aux besoins de l'homme, la majorité des pays disposent de suffisamment d'eau, et le manque de ressources hydriques est plutôt une exception qu'une règle.

L'eau des ressources accessibles, les rivières et les lacs, représente un centième, voire un millième de toute la quantité d'eau douce présente sur la planète, or ce sont des réserves gigantesques. Il existe de l'ordre de 5-7.000 mètres cubes d'eau par an pour chaque habitant de la planète (de réserves accessibles), sachant que la norme est estimée à environ 2.000 mètres cubes par an par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais ces ressources sont si inégalement réparties que des territoires immenses et leurs populations connaissent un stress hydrique ou un déficit hydrique.

Le Brésil, la Russie et le Canada sont les pays qui possèdent les plus importantes ressources en eau, tandis que les pays du Moyen-Orient et d'Afrique sont les plus "démunis".

Vous avez mentionné les termes "déficit hydrique" et "stress hydrique". Qu'est-ce qu'ils signifient? Qui est confronté à ces problèmes?

Ces notions ont une signification quantitative précise: l'homme souffre d'un déficit s'il dispose de 500-1.000 mètres cubes d'eau par an; lorsque la norme annuelle se situe entre 1.000 et 1.700 mètres cubes, on parle de stress hydrique.

En 2003, Kofi Annan a déclaré que plus de deux milliards de personnes sur Terre manquaient d'eau, et depuis on fait référence à ce chiffre. Récemment, la Banque mondiale a cité des estimations plus précises: près de 1 milliard de personnes vivent en état de déficit hydrique, et encore près de 700 millions souffrent d'un stress hydrique. D'une manière ou d'une autre, ce sont des chiffres catastrophiques.

Autrement dit, le problème est la répartition inégale de l'eau sur la planète? Ou hormis les facteurs naturels il en existe d'autres qui ont un impact?

Le facteur démographique a une importance immense, voire décisive. Dans la majorité des pays confrontés au stress hydrique, on constate une forte croissance démographique. Par conséquent, la quantité d'eau disponible se réduit rapidement.

De plus, la consommation de l'eau devance considérablement la croissance démographique: si au cours des cent dernières années la population a été multipliée environ par 4, la consommation d'eau s'est multipliée par 7. Plus le monde devient riche, et plus il a soif. Si au début du XXe siècle, l'industrie utilisait près de 6% des réserves mondiales d'eau, aujourd'hui cette part a été multipliée par 4.

La consommation d'eau dans l'industrie et l'agriculture est immense: dans le monde on consomme des quantités d'eau des dizaines de fois plus grandes que toutes les autres ressources réunies. La production d'une tonne de fonte nécessite près de 100-200 mètres cubes d'eau douce, et lors de la fabrication d'une tonne d'un produit de l'industrie chimique (fibres synthétiques, caoutchouc) on parle de milliers de mètres cubes d'eau. Mais la plus grande quantité d'eau, jusqu'à 80%, est consommée par l'agriculture: la production d'un hamburger demande 11.000 litres d'eau, et pour nourrir une famille de 4 personnes il faut une quantité d'eau comparable à une piscine olympique, près de 1.000 mètres cubes.

Et c'est le principal problème – une consommation d'eau extensive et irrationnelle.

Pouvez-vous préciser?

L'indicateur intégral de rationalité de l'utilisation des ressources hydriques est la consommation d'eau dans la production. En Russie, la fabrication d'un produit brut pour 1.000 roubles (environ 25 euros) nécessite plus de 4 mètres cubes d'eau, à peine plus de 2 mètres cubes aux Etats-Unis, et près de 1,5 mètre cube en Allemagne. Un autre exemple: aux Etats-Unis un mètre cube d'eau est utilisé pour la production d'environ 1,5 tonne de blé, environ 0,75 tonne au Pakistan; la France utilise la moitié de la quantité d'eau utilisée en Chine pour produire 1 tonne de maïs.

De plus, le processus d'utilisation de l'eau dans l'industrie et l'agriculture provoque inévitablement sa pollution, et cela inquiète la communauté internationale. Lorsqu'on parle d'un déficit de ressources hydriques, on ne fait pas seulement référence à l'épuisement physique de ces ressources, mais également à l'épuisement de l'eau douce accessible à la consommation, principalement en raison de sa pollution.

Peut-on dire que le déficit hydrique est une notion économique, qu'il ne s'agit pas du manque d'eau en soi, mais de son utilisation irrationnelle?

Cette supposition est fondée. Le principal problème n'est pas le manque physique d'eau, mais précisément son utilisation irrationnelle. En partie, le déficit d'eau est une conséquence de telle ou telle stratégie de son utilisation. Mais que ce soit un déficit virtuel ou réel n'a pas d'importance pour les gens qui vivent sur tel ou tel territoire. Ils le ressentent physiquement.

On constate également une dépendance inverse, la disponibilité de l'eau est étroitement liée au développement économique et technologique. L'épuisement des ressources hydriques, la dégradation de la qualité et l'augmentation du déficit influent peu sur la croissance démographique, mais impacte négativement la croissance économique et la prospérité.

Par conséquent, se réduit le nombre de possibilités pour résoudre le problème du déficit hydrique. La croissance démographique se poursuit, la volonté d'améliorer le niveau de vie croît également, par conséquent on élabore des stratégies à court terme orientée sur l'extensification de la consommation d'eau.

Au final, le manque d'eau douce et la pauvreté sont étroitement liés.

Autrement dit, la crise hydrique ce ne sont pas des paroles vides de sens?

Si on étend les tendances actuelles sur l'avenir, les estimations des experts montrent que d'ici 2025 plus de 3 milliards de personnes pourraient vivre dans un état de stresse hydrique.

Les territoires entre l'Afrique au sud du Sahara sont menacés par le stress hydrique, et selon les pronostics les problèmes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord risquent de s'aggraver.

Les pays très peuplés qui se développent activement, tels que la Chine et l'Inde, devraient également rejoindre dans les prochaines décennies le groupe de pays confronté au stress hydrique.

Existe-t-il des moyens valables pour régler les problèmes hydriques?

Il existe deux stratégies pour surmonter l'inégalité de la répartition – extensive et intensive.

La première se réduit à l'augmentation des ressources d'eau utilisées dans l'agriculture, le développement de nouvelles sources d'eau douce et à la redistribution territoriale des ressources hydriques, par exemple, le détournement de fleuves.

La stratégie intensive suppose une diminution significative des besoins en eau par unité de production. Cela ne se fait pas en réduisant la consommation ou les normes sanitaires, mais grâce aux mesures technologiques et économiques en matière d'utilisation et d'économie de l'eau. Les technologies qui permettent de réduire la consommation de l'eau dans l'industrie et l'agriculture existent et sont utilisées dans les pays développés.

Les guerres sont un autre moyen utilisé pour la redistribution des ressources. Les guerres pour le pétrole sont notre réalité d'aujourd'hui. Les guerres de l'eau vont-elles devenir une réalité également?

Si les guerres pour le pétrole ont commencé lorsqu'il est devenu un produit marchand, les guerres pour l'eau durent depuis le début de l'histoire de l'humanité. Rien que pendant la seconde moitié du XXe siècle, plus de 55 litiges se sont produits en raison de l'eau, et près de 40 ont provoqué des conflits accompagnés d'actions militaires.

Les situations les plus conflictuelles sont constatées dans les bassins internationaux. Il est question de bassins versants situés sur le territoire de plusieurs pays frontaliers. Dans le monde, il existe plus de 200 bassins versants de ce genre, et plus de 40% de la population de la planète vivent sur le territoire des bassins versants de fleuves internationaux.

Les pays situés en amont des fleuves se trouvent dans une situation plus avantageuse: ils ont la possibilité de dicter à leurs voisins en aval les conditions d'utilisation des ressources hydriques. Ces situations provoquent la majorité des "conflits hydriques". Par exemple, Israël reçoit une grande partie de l'eau à partir des territoires frontaliers, au Bangladesh pratiquement toute l'eau vient de l'Inde, et en Egypte, l'eau arrive des pays situés au sud.

A titre d'exemple de tels conflits, on pourrait rappeler le conflit indo-pakistanais autour du Cachemire, où se trouvent les sources de pratiquement toutes les rivières qui traversent le territoire pakistanais. Ou le conflit israélo-palestinien. La guerre de l'eau, tel a été le nom donné à la guerre israélo-syrienne de 1964. La cause était la construction par la Syrie d'un canal de dérivation qui captait l'eau des fleuves coulant des hauteurs du Golan. Il existe des problèmes aigus entre la Turquie, l'Iran et la Syrie au sujet de l'utilisation hydroénergétique du Tigre et de l'Euphrate.

Il ne faut pas non plus oublier les conflits écologiques dus à la pollution. Heureusement, ils n'ont encore jamais conduit à une guerre, mais c'est un problème très grave qui provoque des tensions dans les relations entre certains pays.

Mais des conflits tels que la crise hydrique deviendront une réalité si la politique de l'utilisation de l'eau dans le monde ne change pas.


Propos recueillis par Vlad Grinkevitch

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