Guerre au Haut-Karabakh: «Erdogan cherche à mettre la pression sur Poutine», selon Tahhan

© Sputnik . Mikhail KlimentievVladimir Poutine er Recep Tayyip Erdogan
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Les combats entre Arméniens et Azerbaïdjanais se poursuivent au Haut-Karabakh. Les deux camps sont déterminés à emporter la victoire dans un conflit pour le contrôle de la région qui dure depuis plus de 30 ans. Pour le politologue Bassam Tahhan, député du Parlement d’Arménie occidentale, la Turquie est à la manœuvre.

Cinquième jour d’affrontements au Haut-Karabakh et toujours pas de trêve en vue. Les forces arméniennes et azerbaïdjanaises ont encore échangé des tirs de part et d’autre de la ligne de front durant toute la nuit.

Les deux camps assurent chacun marquer des points. Le ministère de la Défense azerbaïdjanais a ainsi affirmé le 1er octobre que «toute la nuit, des tirs d’artillerie dévastateurs ont visé les forces arméniennes.» L’armée du Karabakh assure quant à elle avoir empêché l’Azerbaïdjan «de regrouper ses troupes» et que «la situation tactique n’a pas changé.»

​Stepanakert, capitale du Haut-Karabakh, s’est totalement plongée dans le noir afin d’éviter les attaques de drones azerbaïdjanais, comme celles qui ont eu lieu le 27 septembre. Signe de l’escalade dans le conflit, la ville a été le théâtre de deux explosions dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre, alors qu’elle se situe à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front. Deux journalistes du quotidien Le Monde ont également été blessés dans un bombardement azéri qui a touché la ville de Martouni.

«Erdogan avait besoin d’ouvrir un nouveau front»

La zone est une véritable poudrière depuis plus de 30 ans. Peuplé en majorité d’Arméniens, le Haut-Karabakh a fait sécession de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en 1988. Si le territoire est soutenu par Erevan, l’Arménie n’a toutefois jamais reconnu son indépendance.

S’en est suivi un conflit armé au début des années 1990, qui a causé la mort de 15.000 à 30.000 personnes, selon les sources. Depuis 1994 et malgré de régulières escarmouches, le front était quasi gelé avant les violents affrontements de ces derniers jours. Pourquoi une escalade si soudaine? Pour Bassam Tahhan, député au Parlement d’Arménie occidentale, il faut aller chercher du côté d’Ankara:

«Erdogan, après son relatif échec concernant la poursuite du pétrole en mer Égée qui lui a valu une forte opposition de la Grèce, avait besoin d’ouvrir un nouveau front. Le Haut-Karabakh était son unique option. Comme lors des conquêtes ottomanes, lorsqu’elles s’arrêtaient à l’Ouest, elles repartaient à l’Est.»

Le conflit revêt des aspects géopolitiques primordiaux. Erevan accuse Ankara de soutenir l’Azerbaïdjan. Araïk Haroutiounian, dirigeant du Haut-Karabakh, a assuré que «la Turquie va être déçue et échouer». «Notre peuple est héroïque et notre jeunesse est prête à se sacrifier pour protéger la mère patrie», a-t-il ajouté.

​L’Azerbaïdjan ferait-il le sale boulot pour Erdogan? C’est bien plus compliqué que cela, à en croire Bassam Tahhan. D’après le politologue, ancien maître de conférences d’arabe à l’École polytechnique, l’Azerbaïdjan garde un fort ressenti contre les Arméniens du Haut-Karabakh. «Ils n’ont jamais avalé que ce territoire déclare son indépendance et bénéficie d’un certain soutien à l’international. Bakou veut sa revanche», explique-t-il. Bien qu’ils soient majoritairement chiites, les Azerbaïdjanais sont turcophones. Une donnée essentielle pour Bassam Tahhan:

«Ils ont donc profité de cela pour trouver en Erdogan un allié de poids dans leur combat contre les Arméniens. Chacun y trouve son compte.»

Erevan affirme qu’Ankara a déployé des avions F-16 et fourni à l’Azerbaïdjan des pilotes de drones et des experts militaires. L’Arménie accuse également la Turquie d’avoir envoyé des «mercenaires» au Haut-Karabakh, ce qu’ont formellement démenti Ankara et Bakou. Or, Emmanuel Macron, qui s’oppose à Erdogan en Méditerranée orientale, a déclaré jeudi 1er octobre disposer d’informations «de manière certaine» sur la présence de «combattants syriens de groupes djihadistes» au Haut-Karabakh. Selon le locataire de l’Élysée, ceux-ci auraient transité par Gaziantep, en Turquie, pour rejoindre le Caucase du Sud. «C’est un fait très grave nouveau, qui change la donne», a-t-il ajouté.

Le rôle d’Ankara dans ce conflit préoccupe aussi Moscou, dont la position est délicate dans cette affaire. La Russie, première puissance de la région, souhaite garder de bonnes relations avec les deux ex-républiques soviétiques. Le Kremlin a reproché à la Turquie de «jeter de l’huile sur le feu» en poussant Bakou à attaquer.

Des djihadistes sur le front?

Le 30 septembre, la diplomatie russe s’est dite «très préoccupée» de la participation au conflit de «terroristes et de mercenaires étrangers» venant de «Syrie et de Libye». Une pique à peine voilée à la Turquie, qui est accusée de soutenir des groupes djihadistes dans ces deux pays.

«Ce sont les Azerbaïdjanais qui ont attaqué les premiers. Selon mes informations, cette guerre a été planifiée fin juin, début juillet. Le 21 juillet, des mercenaires turkmènes étaient déjà recrutés dans la ville kurde syrienne d’Afrin, dans le but d’être envoyés en Azerbaïdjan», assure Bassam Tahhan.

D’après l’expert, d’autres mercenaires proturcs présents en Libye ont vu leur paie leur échapper à cause du blocus sur l’industrie pétrolière libyenne, qui a privé Fayez el-Sarraj, à la tête du gouvernement d’union nationale et soutenu par Ankara, de l’argent de l’or noir.

«Erdogan ne voulait pas d’eux en Turquie. Il leur a donc donné le choix d’aller soit à Idlib en Syrie soit sur le front du Haut-Karabakh. Certains ont refusé, car il s’agit de sunnites qui ne souhaitaient pas combattre aux côtés des chiites azerbaïdjanais. D’autres ont, au contraire, accepté», poursuit-il.

Difficile de connaître précisément les pertes subies par chacun des camps, qui se livrent à une guerre de l’information. Les Arméniens ont annoncé avoir perdu 104 soldats et 8 civils. L’Azerbaïdjan se refuse à communiquer les bilans militaires, mais affirme déplorer la perte de 15 civils dans les affrontements.

​La guerre fait autant rage sur le terrain que par médias interposés. De nombreuses vidéos sont ainsi diffusées par les deux camps. Le 30 septembre, Bakou a mis en ligne celle d’un drone azerbaïdjanais frappant un camion de transport de troupes chargeant des soldats. Les Arméniens ont quant à eux diffusé des vidéos montrant ce qui semble être des soldats ennemis décédés, allongés en rang.

Le ministère de la Défense de l’Azerbaïdjan a partagé ce matin une vidéo de la destruction d’équipements appartenant aux Forces armées arméniennes.

Le 30 septembre, Ilham Aliev, Président azerbaïdjanais, et le Premier ministre arménien Nikol Pachinian ont à nouveau fait part de leur détermination à poursuivre le conflit. La guerre alimente un élan patriotique fort dans les deux camps, qui voient leurs capitales respectives bouillir d’une ferveur qui remplit les centres de recrutement militaire d’hommes en âge de combattre et impatients de se rendre au front.

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Signe de la volatilité de la situation, les appels à la trêve se multiplient de la part des grandes puissances. C’est notamment le cas de la France et de la Russie qui sont, avec les États-Unis, à la tête du Groupe de Minsk de l’OSCE. Depuis 1992, ce groupe occupe le rôle de médiateur pour le Haut-Karabakh. Les trois nations ont publié le 1er octobre un communiqué appelant à «la cessation immédiate des hostilités».

Avant cela, Vladimir Poutine et Emmanuel Macron avaient appelé à «cesser complètement le feu et, dès que possible, faire baisser les tensions.» Le Kremlin propose d’accueillir «une rencontre des chefs des diplomaties de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie et de la Russie.» Erdogan, pour sa part, y met des conditions: «un cessez-le-feu pérenne dans cette région est tributaire d’un retrait arménien de tout le territoire azerbaïdjanais.»

Ces appels au calme ont-ils une chance d’être suivis d’effet? Cela dépendra en bonne part de l’attitude de ces puissances régionales et internationales, souligne Bassan Tahhan, qui les passe en revue:

«Poutine est le maître du jeu. Le conflit se déroule sur un territoire qui est sa chasse gardée. Il peut faire le choix d’armer les Arméniens de manière à stopper les Azerbaïdjanais.»

Selon le politologue, la France, les États-Unis et la Russie peuvent agir en vertu du Groupe de Minsk. «Les marges de manœuvre peuvent aller d’éventuelles sanctions jusqu’au soutien aux Kurdes, ennemis jurés d’Erdogan. Mais attention, Erdogan a aussi une carte à jouer avec les millions de Turcs qui se trouvent en Europe», avertit-il.

Le pari risqué d’Erdogan

La Russie a d’autant plus intérêt à agir que la stratégie d’Erdogan au Haut-Karabakh vise Moscou, d’après Bassam Tahhan.

«La Turquie ne cesse de jouer sur les deux tableaux concernant ses relations avec Washington et Moscou. En soutenant l’Azerbaïdjan dans ce conflit, Erdogan cherche à mettre la pression à Poutine. Il veut avoir une carte à jouer par rapport à la situation à Idlib en Syrie en allant créer un problème dans le Caucase, la chasse gardée de la Russie.»

Reste que selon l’expert, le coup de poker d’Erdogan ne paiera pas. «Ce que fait Erdogan est à mon sens une grave erreur. S’il perdait sur ce front, cela serait un camouflet énorme pour sa politique. La livre turque souffre fortement de même que l’économie. Erdogan perd donc du soutien politique à l’intérieur même du pays, raison pour laquelle il a besoin de faire dans la surenchère nationaliste. C’est un calcul politique», analyse-t-il.

«Il crée une insécurité de par son engagement sur de multiples fronts, que ce soit en Syrie, en Libye ou maintenant dans le Haut-Karabakh. Les investisseurs sont effrayés par cette escalade guerrière. Ils se demandent où va la Turquie. Erdogan a un rêve ultime: reformer l’Empire ottoman. Il oublie cependant qu’il est isolé», conclut Bassam Tahhan.
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