Cette donnée doit être prise en compte lorsqu'on examine les motivations ayant poussé les autorités russes à se lancer dans un ambitieux plan de modernisation de leurs forces armées. Ce dernier, fréquemment présenté en « Occident » comme un signe d'agressivité de Vladimir Poutine, ne consiste pas seulement à assurer la défense du pays. Il a aussi vocation à jouer un rôle de locomotive économique en poursuivant deux objectifs.
Le second, souvent ignoré, consiste à sauvegarder l'emploi dans des villes ou régions étroitement dépendantes de l'industrie de défense russe, bassins d'emplois qui subiraient une crise sociale dramatique en cas de faillites, ou simplement de baisse d'activité des entreprises. Certaines agglomérations dépendent totalement d'une seule société. Une situation d'autant plus problématique que dans ces villes mono-industrielles l'employeur n'est pas seulement celui qui offre travail et salaire. Il est aussi, fréquemment, celui qui finance les crèches, les centres de santé, une partie des écoles, bref qui assure une responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) bien supérieure à celle que consentent les groupes occidentaux. Une pratique soviétique qui a survécu à la disparition de l'URSS, qui a tendance, peu à peu, à s'estomper, mais qui n'en reste pas moins cruciale pour la société russe.
Le projet de relancer la production du bombardier stratégique Tupolev-160 Beliy Lebed ne doit pas être analysé uniquement comme une volonté de renforcer la composante aérienne aéroportée des forces de dissuasion russes, mais aussi comme un moyen de maintenir l'emploi qualifié. Tupolev, le bureau d'étude concepteur de l'appareil, est confronté à une situation difficile. Alors que le groupe était l'un des deux principaux concepteurs d'avions de ligne à l'époque soviétique, à l'instar de son homologue Ilyouchine, il a été écarté de la relance de l'aviation commerciale russe, confiée pour l'essentiel à Sukhoï avec le SSJ-100 et à Irkut, avec le MS-21. Certes le groupe reste présent marginalement sur ce segment avec ses appareils Tu-204 et Tu-214, mais ceux-ci se vendent au compte-gouttes. Quant au projet de bombardier stratégique de nouvelle génération, le PAK-DA, tous les experts conviennent qu'il ne sera pas prêt dans les délais annoncés. Le plan de charge qu'il représente, quoi qu'il en soit, ne peut suffire à sauvegarder toutes les compétences de l'entreprise à court terme. La possible construction de 50 nouveaux Tu-160 arriverait donc à point nommé aussi bien pour Tupolev que pour l'usine de production aéronautique de Kazan (KAPO), productrice de ces appareils et des Tupolev-214, qui tourne au ralenti, mais aussi pour le motoriste Kouznetsov, producteur des moteurs du Tupolev-160, qui, avec la possible commande de 200 nouveaux engins, recevrait une bulle d'oxygène précieuse, lui permettant de sauvegarder emplois et compétences sur son segment réacteurs. Les habitants de Samara, ville étroitement dépendante des commandes aéronautiques, espèrent sans doute la concrétisation de cette commande au plus vite.
Il faut donc prendre en compte tous les paramètres lorsque l'on évoque la politique de réarmement de la Russie. Celle-ci ne traduit pas nécessairement une volonté impérialiste. Elle correspond aussi, fréquemment, à un impératif social. Qu'Airbus soit en difficulté et c'est toute l'économie de l'Aquitaine qui serait impactée. L'Oural, le bassin de la Volga et de nombreuses autres régions russes obéissent à la même logique.
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