Thibault Isabel vs. Charles Gave : «L’Amérique est-elle encore un modèle?»

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La France entretient un rapport ambivalent avec les Etats-Unis, de rejet et d’admiration. La Présidence Macron n’échappe pas à la règle. Le financier Charles Gave et l’essayiste Thibault Isabel en débattent.

L'Amérique nous rendrait-elle schizophrène? A la tribune de l'ONU la semaine passée, Emmanuel Macron s'est fait un plaisir de contredire Donald Trump, au nom du multilatéralisme, d'une certaine forme de libéralisme. Ses équipes élyséennes ont pourtant l'air américanophiles, important le champ lexical du management américain mais aussi le statut de première dame, la signature de décrets en direct à la télévision, et j'en passe.

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Nous sommes donc face à un paradoxe: l'opposition politique actuelle aux Etats-Unis masque difficilement l'admiration constante pour les principes moteurs du monde actuel, principes jusque-là portés par l'Amérique, terrain d'essai du progressisme: « Life, liberty and the Pursuit of Happiness », est-il écrit dans la Déclaration d'Indépendance de 1776.

Alors bien sûr, l'opposition entre Macron et Trump se fait en des termes nouveaux, suivant le phénomène populiste, mais elle suit aussi le temps long. Car depuis trois siècles, la France est tiraillée entre Tocqueville et de Gaulle, admirant l'aîné révolutionnaire mais méfiante devant le nouvel empire, admettant le besoin d'égalité comme Tocqueville, mais boycottant en 1964 les commémorations du 6 juin comme Charles de Gaulle.

Alors où en sommes-nous aujourd'hui? Sommes-nous irrémédiablement devenus des « gallo-ricains », comme le dit Régis Debray? L'Amérique a-t-elle encore quelque chose à nous apporter, ou devons-nous lui claquer la porte au nez?

Charles Gave, est entrepreneur, financier, élève de Milton Friedman, Président de l'Institut des Libertés et auteur de nombreux essais, dont Sire, surtout ne faites rien (Godefroy, 2016). Thibault Isabel est Rédacteur-en-chef de la revue Krisis, créée par Alain de Benoist, et auteur de Pierre-Joseph Proudhon: L'anarchie sans le désordre (Autrement, 2017), préfacé par Michel Onfray.

Extraits:

Charles Gave: « J'ai été très attiré par l'Amérique. Sur neuf de mes petits-enfants, sept ont un passeport américain! C'est donc vous dire que j'ai des liens très profonds et très anciens avec les Etats-Unis. J'ai toujours dit qu'il y avait des idées missionnaires, comme disait Toynbee: celles de la révolution américaine, de la révolution française et de l'islam. La révolution américaine est fondée sur la liberté individuelle, le marché et le contrôle de l'Etat par des votes fréquents et un système fédéral: c'est ça le modèle américain. Les Etats-Unis, c'est l'état de droit, la France c'est le droit de l'Etat. »

Thibault Isabel: « Il y a eu un modèle fondamental qui a évolué. Avec le temps, l'idéal de liberté a pris une tournure plus matérialiste et individualiste, aboutissant à une autre conception. On peut s'opposer à la tyrannie de l'Etat et de la bureaucratie sans pour autant défendre l'idée d'un marché dérégulé. Je pense qu'il y a eu une décadence de l'idéal communautaire et même de la façon de concevoir les libertés. »

Charles Gave: « Le christianisme est né avec l'idée que le rôle des puissants était d'aider les pauvres. Ça ne veut pas dire qu'il le faisait tout le temps. Est arrivé le marxisme, pour qui le peuple était le messie. Au bout d'un certain temps, ils ont trouvé que le peuple n'était pas aussi bien que ça: ils s'en sont détachés. La gauche n'aime plus le peuple. Toute une série de gens ne sait plus vers qui se tourner. Ce qu'a vu Trump, c'est que le peuple avait besoin d'être aimé, ce que Madame Clinton n'a pas compris [manifestant la haine pour les « deplorables », selon ses propres termes]. »

Thibault Isabel: « Trump va-t-il répondre à cette demande? Derrière cette rhétorique, Trump ressemble énormément aux candidats habituels du système. Sur le plan économique, c'est un libéral. Il ne va pas résoudre les problèmes de l'Amérique. Sur la politique internationale, on aurait pu croire à un infléchissement, dans les faits, le fond de la vision du monde trumpienne correspond à celle de George W. Bush: il perçoit le monde comme l'opposition manichéenne du bien contre le mal, le Bien étant incarné par les Etats-Unis et leur mission divine. Quand on s'appuie sur une rhétorique aussi manichéenne, le passage de l'isolationnisme à l'interventionnisme est très rapide! Il est possible qu'il mette le feu aux poudres de manière totalement inconsidérée. La politique internationale n'est pas une affaire de morale mais de diplomatie et de géopolitiques. »

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Charles Gave: « A partir du moment où vous avez un type comme celui de la Corée du Nord, la question qu'on peut se poser est: à quel moment fallait-il intervenir contre Hitler? Ce n'est certainement pas la lutte du monde contre le mal, mais un monde sans gendarme est infiniment plus dangereux qu'un monde où tout le monde sait que le gendarme est là et qu'il est imprévisible. Trump, en excellent homme d'affaires, se débrouille pour être imprévisible. Quand vous êtes en négociations d'affaires et si le gars sait ce que vous allez lui demander, vous ne gagnerez jamais! »

Thibault Isabel: « Le fait que nous parlions de plus en plus anglais, l'hégémonie culturelle américaine se fait lourdement sentir. Si la plupart des intellectuels français sont en effet anti-américains mais des grands médias et la plupart de nos politiciens sont loin de partager cet anti-américanisme. C'est un problème en termes de souveraineté. Une bonne partie de la puissance américaine repose sur le protectorat que les Etats-Unis exercent encore sur de larges portions du globe, protectorat qui fait que nous avons abandonné… Que font les Etats-Unis avec le messianisme? Ils inventent perpétuellement de nouveaux conflits qu'ils entretiennent par leur attitude. Depuis la chute du mur, les Etats-Unis ont eu besoin de réactiver des conflits pour justifier leur protectorat et se rendre incontournables. Nous avons besoin de retrouver une politique européenne et française sur un mode multipolaire. »

Charles Gave: « Il n'y a pas un pays aux Etats-Unis, il y en a deux: la région des côtes, monde qui a voté pour Clinton, et tout l'intérieur, le fly-over country, où l'on ne s'arrête pas mais où reste la volonté de l'autonomie. C'est ce qui m'inquiète. L'American Way of Life, après 40 ou 50 ans de socialisme aux Etats-Unis, a pris un coup dans les dents. »

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Thibault Isabel: « Il y a une fracture culturelle, c'est vrai depuis longtemps, cela s'est profondément creusé. Alors que l'Amérique dominent le monde culturellement, nous avons besoin de retrouver notre autonomie politique, économique, militaire, mais surtout culturelle, retrouver notre spécificité, notre manière d'être: tout ne se résume pas aux rapports marchands. Contrairement à ce que vous disiez Charles Gave, l'égalitarisme a souvent, en pratique, été plus réel aux Etats-Unis que dans notre pays, où nous avons une tradition d'excellence, et même d'aristocratie. »

Charles Gave: « Compte tenu des taux de fertilité actuelle, dans quarante ans, la majorité des naissances ne sera plus d'origine européenne. Essayer de préserver la culture quand on n'a pas fait d'enfants me paraît une idiotie totale! »

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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