Dans une tribune publiée dans le journal « Le Monde », le constitutionnaliste Alexandre Viala avance que le président incarne, mais aussi développe, une nouvelle forme de gouvernement, qu'il appelle «épistocratie », usant d'un néologisme très peu usité.
Ce terme désigne un mode de gouvernement au sein duquel le pouvoir serait confié aux savants. Au-delà les critiques de forme que l'on peut lui faire, cette tribune aborde un véritable problème. En fait, cette dérive peut s'interpréter comme la forme la plus brutale, et la plus avancée, d'une dérive intrinsèque aux démocraties libérales dès qu'elles tentent de se penser sans référence à la légitimité comme fondation de la démocratie: c'est la substitution du technique au politique (1). C'est ce qui sous-tend l'usage répété par la Président de la République de termes qui ont pu être considérés comme arrogants, méprisants, voire odieux, et parmi lesquels il convient de compter les « gens qui ne sont rien », les « fainéants », le « bordel » et autres joyeusetés dont il abreuve les français, en particulier depuis l'étranger. Ces termes ne sont pas de simples dérapages, comme on affecte de la croire. D'ailleurs, leur répétition et le cadre dans lequel ils ont été proférés montrent bien que l'on est dans une intentionnalité. Ils sont un des symptômes du régime qu'Emmanuel Macron veut établir.L'épistocratie et l'expertisme
Cette «épistocratie » qui s'installe, pour reprendre donc le terme de Viala, signifie la mort de la démocratie, la fin de la République comprise comme la « chose publique » partagée par tous, et que tous ont un même droit, et un même devoir, à défendre et à faire prospérer. Dans un livre qui sortira le 25 octobre, Mme Natacha Polony écrit: « Or, il n'est pas de projet politique véritable qui ne repose sur l'ambition de ‘changer la vie ‘. Telle est en fait la définition de la politique: l'idée qu'il est possible, par l'action collective des citoyens assemblés, de faire émerger les conditions d'une société qui mette réellement en œuvre les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Bref, le contraire absolu et radical de ce dogme selon lequel ‘il n'y a pas d'autre politique possible' » (2). Rien de plus juste. Mais, cela implique de faire alors le bilan, avant d'en faire le procès, de cette tendance à la fin de la politique, à son remplacement par la technique, autrement dit par ce triomphe d'un discours dans lequel l'expert se perd et se nie: l'expertisme.
Qu'est-ce qu'être républicain aujourd'hui?
Être républicain implique comprendre la démocratie comme un espace collectif par lequel ces libertés individuelles prennent sens dans leur contribution à l'émergence de représentations communes et de décisions légitimes (3). Ceci renvoie à la question du rapport entre légalité et légitimité telle que l'a posée Carl Schmitt: "…notre époque est fortement dominée par une fiction, celle de la légalité, et cette croyance dans un système de légalité rigoureuse s'oppose manifestement et d'une manière très nette à la légitimité de toute volonté apparente et inspirée par le droit" (4).
Dire cela ne signifie pas que l'expertise, qui est distincte de l'expertisme, ne soit en certains points nécessaire et légitime. La république a besoin de savants, même si ce n'est pas au chimiste mais au fermier général que l'on coupa le cou dans le cas de Lavoisier. Ce qui est dangereux et critiquable, c'est la substitution de l'expertise au débat au nom d'une vision totalisante de la science économique; c'est la fraude qui consiste à faire passer pour résultats scientifiques ce qui n'est le plus souvent qu'une reformulation de vieux arguments idéologiques et métaphysiques. Ce qui est implicitement en cause c'est le critère séparant le domaine technique du domaine politique, et la manière dont les économistes du courant dominant en usent à leur profit.
Emmanuel Macron n'est pas républicain
On mesure, alors, d'ou provient et quelles sont les sources réelles de ce que les commentateurs affectent de prendre pour des « dérapages » de la part d'Emmanuel Macron. C'est bien en réalité d'une pensée a-politique, ou plus précisément une pensée qui veut se situer dans un espace post-politique dont il s'agit. Cette pensée dérive elle-même de la conversion à l'expertisme, qui nourrit ce que l'on a pris pour de l'arrogance mais qui s'avère en réalité bien plus profond et bien plus grave qu'un simple comportement. Le Président de la République n'est probablement pas tout simplement pas républicain.
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1. Voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Editions Michalon, 2016
2. Polony N., Changer la vie, Paris, Editions de l'Observatoire, octobre 2017.
3. Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit., p. 42.
4. Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l'allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932p. 46
5. Shackle G.L.S., Decision, Order and Time in Human Affairs, Cambridge University Press, Cambridge, 2ème edition, 1969
6. Morgenstern O., "Perfect foresight and economic equilibrium", in A. Schotter, Selected Economic Writings of Oskar Morgenstern, New York University Press, New York, 1976, pp. 169-183. Publié originellement en allemand in Zeitschrift für Nationalökonomie, vol. 6, 1935
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