Comment une «douzaine de voyous» a pris d'assaut l'ambassade nord-coréenne

© AP Photo / Pyongyang Press Corps Pool Kim Jong Un
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Pyongyang a enfin commenté officiellement un cas rarissime dans la pratique diplomatique: la prise de l'ambassade de la Corée du Nord à Madrid. Cet assaut s'est produit il y a quelques semaines, mais plusieurs circonstances empêchaient la Corée du Nord de le reconnaître publiquement.

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Le ministère des Affaires étrangères de Corée du Nord considère la récente attaque contre son ambassade à Madrid comme «un acte terroriste» et exige des autorités espagnoles que soit menée «une enquête rigoureuse» sur cet incident, informe le communiqué du ministère nord-coréen diffusé par l'Agence centrale de presse nord-coréenne KCNA.

«Un grave attentat a été commis le 22 février: des individus suspects et armés ont attaqué l'ambassade de la Corée du Nord en Espagne, ont ligoté, battu et torturé les collaborateurs de l'ambassade, et ont volé les moyens de communication. L'intrusion, la prise et le pillage de la représentation diplomatique constituent une grave atteinte au pouvoir étatique et une grossière violation du droit international, qui ne peut être admise par la communauté internationale», stipule le communiqué du ministère des Affaires étrangères.

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Pyongyang a gardé le silence très longtemps, notamment compte tenu de la gravité des faits. Les prises armées d'ambassades sont un phénomène si rare qu'il est difficile de s'en souvenir. On peut notamment citer celle de l'ambassade américaine à Téhéran en 1979 et l'attaque contre l'ambassade du Japon dans la capitale péruvienne, Lima, en décembre 1996 par les militants de gauche du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru. Mais ces attaques étaient politisées: les assaillants avançaient des revendications résonantes et impossibles à remplir, et ces actions duraient des mois (les commandos péruviens ont libéré les otages seulement en avril 1997). Un raid de bandits accompagné de sévices et de tortures de diplomates est un cas sans précédent.

Rappel des faits: le 22 février, à deux jours du sommet américano-nord-coréen au Vietnam, une dizaine d'hommes armés de fusils automatiques a pris d'assaut l'ambassade nord-coréenne à Madrid. Selon le parquet et les journaux espagnols, l'opération était dirigée par un certain Adrian Hong Chang, citoyen du Mexique résidant aux USA et pratiquant des activités proches du racket et de l'«activité d'investigation privée». Il a officiellement demandé à rencontrer l'attaché commercial de la Corée du Nord en Espagne, qu'il connaissait personnellement. Une fois entré dans l'ambassade, il a mis en joue les diplomates avec son pistolet en exigeant de la sécurité qu'elle laisse entrer ses complices dans le bâtiment.

Puis, pendant plus de trois heures, les assaillants ont frappé les diplomates (huit diplomates accrédités travaillent à l'ambassade nord-coréenne à Madrid) en les ligotant et en leur mettant des sacs poubelle sur la tête, les torturant de facto et exigeant de dévoiler les codes des coffres et des ordinateurs. L'une des collaboratrices de l'ambassade a réussi à s'enfuir et a demandé aux passants d'appeler la police. Mais quand les policiers sont arrivés, Adrian Hong Chang est sorti pour les accueillir en annonçant que tout allait bien et que leur aide n'était pas nécessaire.

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Les policiers espagnols l'ont pris pour un gardien à cause de son apparence (costume noir, cravate, lunettes de soleil) et l'ont cru, mais ont fait preuve de vigilance en restant à proximité du bâtiment pour «observer au cas où». En agissant ainsi, ils ont probablement accéléré le dénouement de la situation car peu de temps après leur arrivée, trois voitures de luxe avec des plaques diplomatiques ont quitté l'ambassade à grande vitesse, sachant que les policiers n'avaient pas le pouvoir de les arrêter.

A la sortie de la ville, les assaillants ont abandonné les Mercedes diplomatiques, sont montés dans d'autres voitures et sont partis au Portugal en quatre groupes séparés. Ils ont tranquillement quitté Lisbonne en direction des États-Unis avec tout leur butin.

Hormis Adrian Hong, le parquet espagnol cite deux autres suspects: le citoyen américain Sam Ryu et la Sud-Coréenne Woo Ran Lee. Le trio a visiblement décollé ensemble du Portugal et a été identifié par ses billets d'avion. Les assaillants ont tenté de persuader l'attaché commercial de prendre la fuite avec eux, car désormais sa voie de «rééducation» sur les champs de riz était toute tracée. Le diplomate nord-coréen a refusé et a été abandonné ligoté dans le sous-sol de l'ambassade. Les bandits ont embarqué les ordinateurs, les téléphones portables, le contenu des coffres et probablement les carnets de chiffrement de l'établissement diplomatique.

Cinq jours plus tard, selon le parquet espagnol, Adrian Hong Chang s'est présenté au bureau du FBI à Manhattan en proposant au contrespionnage américain de lui vendre les documents qu'il avait volés. Après cela, le site de l'organisation Défense civile Cheollima a annoncé avoir transmis au FBI des «informations d'une importance cruciale dans le cadre de conditions de confidentialité mutuellement convenues».

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On comprend plus ou moins pourquoi la Corée du Nord a gardé le silence pendant une si longue période: il était malvenu d'attiser le scandale à deux jours de la rencontre de Kim Jong-un avec Donald Trump. Qui plus est, on ignorait encore à ce moment-là qui était l'auteur d'une attaque aussi effrontée. A présent que le nouveau cycle de négociations entre Washington et Pyongyang se trouve dans une nouvelle impasse, les représentants nord-coréens sont prêts à ressortir cette histoire et à l'exploiter autant que faire se peut.

Par ailleurs, cette intrusion fait outrage à Pyongyang et met en évidence l'incompétence des services de sécurité de ses représentations diplomatiques, ce qui est insupportable pour les dirigeants du pays. Si cela avait été possible, les autorités auraient passé sous silence cette histoire pour sauver la face. Mais la situation étant sans issue actuellement, Pyongyang a tout de même été contraint de réagir officiellement, même avec un tel retard.

Le choix de l'ambassade nord-coréenne en Espagne est logique. Kim Hyok-chol était l'ambassadeur du pays à Madrid jusqu'en 2017. Après le durcissement des sanctions contre la Corée du Nord par Donald Trump, le diplomate avait dû quitter l'Espagne, qui avait soutenu les sanctions personnelles également. Après quoi Kim Hyok-chol avait disparu pendant presque un an, ce qui ne signifie généralement rien de bon dans les réalités nord-coréennes. Mais en janvier 2019, ce diplomate jusque-là peu connu et de rang relativement bas a été soudainement nommé par Kim Jong-un représentant de la Corée du Nord dans les négociations avec les États-Unis.

Le dirigeant nord-coréen était probablement guidé par le désir de piquer au vif les USA en nommant en tant que négociateur une personnalité figurant sur la liste des sanctions américaines. Mais c'est précisément ce qui a attiré l'attention sur l'ambassade nord-coréenne à Madrid. Les assaillants pensaient visiblement qu'il y restait des documents liés à l'ex-ambassadeur, ou que les carnets de chiffrement et le contenu des ordinateurs permettraient aux Américains, à la veille du sommet au Vietnam, de se faire une idée «de première main» du potentiel de la délégation nord-coréenne et de sa ligne de conduite aux négociations à venir.

L'organisation Défense civile Cheollima est une entité absolument virtuelle. On ne la connaît que par un site en deux langues, dont la partie coréenne est écrite de manière assez étrange, selon les linguistes. Cela donne l'impression que le texte a été initialement écrit dans un anglais impeccable avant d'être traduit dans un coréen étrange mélangeant tournures pathétiques typiques du vocabulaire nord-coréen et argot urbain — laissant penser que le site aurait pu être écrit par un Américain d'origine coréenne.

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En d'autres termes, la Défense civile Cheollima n'existe pas physiquement. La Corée du Sud ne dispose pas de base sociale, parmi les réfugiés ou les descendants de réfugiés du Nord, pour constituer un groupe armé. Mais il est possible de créer à volonté des organisations fictives avec l'argent de la CIA pour maintenir l'apparence d'une «lutte».

La Défense civile Cheollima a pris comme «étendard» le cousin du dirigeant nord-coréen: Kim Han-sol, né en 1995. Plus exactement une vidéo de lui. C'est l'un des fils de Kim Jong-nam (de sa deuxième femme I Hyegyeong), frère aîné du dirigeant nord-coréen, tué en février 2017 à l'aéroport de Kuala Lumpur par une substance toxique. La Défense civile Cheollima affirme avoir organisé la fuite de Kim Han-sol et de tous les membres de la famille de Kim Jong-nam en «lieu sûr», mais c'est tout simplement faux.

En réalité, le jeune homme vivait avec sa mère dans un simple immeuble de 15 étages à Macao, avant de partir faire ses études en Bosnie-Herzégovine au collège international de Mostar. En 2013, les médias bosniaques ont rapporté que Kim Han-sol avait cessé d'assister aux cours. Il se trouvait en France au collège polytechnique du Havre, où il a été placé sous protection policière après l'exécution en Corée du Nord de son grand-oncle Jang Song-taek. Par conséquent, aucun «défenseur civil» ne l'a extradé ni protégé.

Certains journaux espagnols se sont empressés d'évoquer un lien direct entre les assaillants et la CIA car Adrian Hong Chang et Sam Ryu auraient eu des relations avec le renseignement politique américain. C'est aujourd'hui la version privilégiée par les Espagnols, mais quelque chose ne colle pas.

Cela ressemble surtout à un raid dont l'objectif initial était d'obtenir des informations contenues sur des supports physiques pour les revendre à la CIA, au FBI ou aux renseignements sud-coréens. Bonjour, je suis un racketteur du Mexique d'origine coréenne, j'ai des informations ultrasecrètes en échange desquelles je voudrais 10 millions de dollars et une pizza. Ce n'est pas le sujet d'un film d'action hollywoodien, c'est une histoire normale dans le monde du renseignement, qui paraît surprenante à l'époque des technologies numériques mais peut encore exister dans certaines régions.

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Exception faite du paiement qui peut être exigé en bitcoins au lieu de l'argent liquide — c'est tout ce qu'il y a du XXIe siècle dans cette histoire. Les plus grands services secrets du monde ont régulièrement affaire à des aventuristes plus ou moins lucides. Parfois ils sont bien armés et complètement déments, et parfois ils sont capables d'organiser de longues intrigues perfides en se faisant passer pour des gentlemen. Ce secteur d'activité ne changera jamais.

Il est impossible de s'imaginer le renseignement sud-coréen chercher à obtenir de cette manière des carnets de chiffrement ou d'autres documents. Certes, il sait répandre des histoires et des fakes sur la vie au Nord, mais il n'aurait jamais agi ainsi avant le sommet vietnamien. Saper le sommet? C'était insensé en soi, qui plus est de cette manière. Et d'ailleurs, pourquoi? Il a été gâché sans aide extérieure.

Il faut donc reconnaître que la version «hollywoodienne» est certainement la pus plausible. Une douzaine de voyous a décidé de se faire de l'argent en utilisant le moment politique actuel, comme au bon vieux temps. «Les 12 amis d'Adrian Hong Chong». Quant à savoir s'ils ont fait sortir quelque chose de vraiment important de l'ambassade nord-coréenne à Madrid, c'est une autre histoire.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur de l'article repris d'un média russe et traduit dans son intégralité en français.

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