« On a tendance à hypertrophier la visibilité des Roms » (Interview)

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Le sociologue français Jean-Pierre Liégeois démolit les stéréotypes sur les gens du voyage dans un entretien exclusif accordé à La Voix de la Russie.

Jean-Pierre Liégeois a fondé et a dirigé jusqu’en 2003 le Centre de recherches tsiganes à l’Université de Paris Descartes. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les communautés roms*, et membre élu du Conseil scientifique du Réseau universitaire européen d'études romani, programme élaboré en collaboration avec le Conseil de l'Europe et l’Union européenne. Le sociologue répond aux questions de La Voix de la Russie sur les migrants roms en France.

La Voix de la Russie : Les médias français évaluent le nombre de Roms arrivés en France des pays d'Europe de l'Est à 20.000. Etes-vous d'accord avec ce chiffre ?

Jean-Pierre Liégeois : Le nombre serait plutôt légèrement inférieur, selon les estimations des organisations qui travaillent sur le terrain, comme Médecins du Monde. On parle de 15.000 environ. C'est une présence tout à fait marginale qui n'a guère de sens sur le plan statistique ou démographique, et les Roms plus anciennement arrivés en France et ayant d'autres origines géographiques sont plus nombreux. Des mobilités de familles ont eu lieu par exemple dans les années 1960 et 1970 en provenance de l'ex-Yougoslavie, ou encore, plus récemment, lors de la guerre au Kosovo.

LVdlR : Ces Roms, ont-ils tous un statut légal ? Les personnes en situation irrégulière sont-elles nombreuses ?

J.-P. L. : Il n'y a pas de comptage ethnique : les Roms qui arrivent en France, s'ils viennent de Roumanie avec des documents roumains sont des Roumains, s'ils viennent de Belgique avec des documents belges ce sont des Belges. Et si ce sont des citoyens de l'Union européenne, ils sont tout à fait en situation légale dans la mesure où pendant trois mois ils peuvent voyager comme touristes dans tous les Etats de l'Union. Au-delà de trois mois il faut pourvoir justifier de ressources régulières. Le problème est que dans certains pays, notamment en France, il existe encore pour les citoyens roumains ou bulgares des restrictions en matière d'emploi. Ce sont des mesures dites transitoires, que la plupart des Etats ont supprimées peu à peu depuis leur application en 2007. La France devra les lever le 31 décembre 2013. Ces mesures, qui rendent difficile l'accès au travail en donnant notamment une liste limitative de métiers pouvant être exercés, avec un dossier difficile et coûteux à préparer par l'employeur, sont des freins considérables à l'emploi et peuvent en effet, au delà des trois mois légaux, engendrer des situations d'irrégularité. A partir du janvier 2014 les citoyens roumains et bulgares pourront travailler en France sans avoir de titre de séjour ni d'autorisation spéciale de travail.

LVdlR : Qu'en est-il de la délinquance au sein de cette communauté ?

J.-P. L. : Des siècles de craintes irraisonnées ont créé dans les esprits l'idée d'une « délinquance ethnique » et ont entraîné une étroite surveillance. On a tendance aussi à hypertrophier la visibilité des Roms. D’une part, dans certains cas on désigne comme « Roms » des individus qui ne le sont pas, et d’autre part au mépris des lois on note que tel ou tel individu est Rom, ou Gitan, alors qu’on ne se permettrait pas de dire qu’il est Juif ou Arménien. On ne peut pas dire qu'il y a plus de délinquance parmi les Roms que parmi les citoyens d'un quelconque autre Etat. Les autorités judiciaires et policières soulignent le fait qu'il s'agit d'ailleurs d'une petite délinquance, notamment le vol, et non pas de grande délinquance comme le crime ou la délinquance financière.

Il existe parfois une délinquance organisée, comme dans toutes les populations, qu’il convient de combattre énergiquement, et les Roms sont les premiers demandeurs, car ils sont conscients du fait que les agissements de certaines personnes portent tort à l’ensemble de la population rom.

LVdlR : De quoi vivent les Roms en France ?

J.-P. L.: S’ils sont citoyens roumains ou bulgares, des obstacles rendent difficile leur emploi même quand ils sont qualifiés. Mais ils sont une minorité parmi les Roms présents en France. Les Roms venus de l'ex-Yougoslavie sont intégrés au point qu'ils sont « invisibles », souvent travailleurs du bâtiment, artisans indépendants (plâtriers peintres par exemple). Leurs enfants sont scolarisés, les familles ont gardé leurs traditions et notamment la langue romani pratiquée dans la famille.

C'est un stéréotype que de croire que les Roms refusent le travail. Il faut faire la différence entre les causes d'une situation (le rejet, le refus d'embauche, le manque de formation professionnelle), et les conséquences, (le manque de travail). Les Roms qui peuvent exercer un emploi, travaillent beaucoup et dans des circonstances difficiles, avec toute la famille. Ce peut être en relation avec des pratiques traditionnelles, comme le travail du fer, la forge et l'étamage, la musique et les arts du spectacle, le travail avec des chevaux, ou la vente sur les marchés. Ce peut être aussi des activités d'employés, dans l'agriculture, notamment la récolte de fruits ou légumes, souvent dans le bâtiment, ou dans n'importe quelle profession. Le problème est d'une part, le manque de formation professionnelle, les jeunes et les moins jeunes n'ayant pas eu l'opportunité d'être scolarisés et formés, et d'autre part le rejet, qui fait que les employeurs n'acceptent que difficilement les Roms.

LVdlR : Si la Roumanie et la Bulgarie rejoignent la zone Schengen en 2014, faut-il s'attendre à une arrivée massive de Roms en Europe de l’Ouest ?

J.-P. L. :  Cela ne change rien. D'abord les Roumains et les Bulgares ont déjà droit à la libre circulation dans les Etats de l'UE. Ensuite dans les Etats où les mesures transitoires ont été levées depuis des années, il n'y a pas eu d'arrivée massive de Roms. Enfin on se fait une idée fausse de la mobilité des Roms. Les Roms sont 12 millions de personnes en Europe et très peu nombreux sont ceux qui bougent. On ne se trouve pas devant un « réservoir » de familles en Roumanie et en Bulgarie, et qui, une fois les vannes ouvertes, enverrait de nombreuses personnes dans les Etats voisins.

LVdlR : Le ministre français de l'Intérieur Manuel Valls a affirmé que les Roms mènent un mode de vie trop différent de celui des Français et que seule une minorité arrive à s'intégrer. C'est pourquoi ils ont vocation à retourner en Roumanie et en Bulgarie. Est-ce qu'il est possible de les intégrer en France ? Par quels moyens ?

J.-P. L. : Monsieur Valls est d'origine espagnole et n'a que récemment acquis la nationalité française. On pourrait dire qu'il avait aussi vocation à retourner en Espagne. La France l'a accueilli et il s'est bien « intégré ». Les Roms s'inscrivent dans 1000 ans d'histoire depuis l'Inde d'origine, comme l'atteste la langue qu'ils parlent encore. Preuve s'il en est besoin qu'au cours de 1000 ans de dispersion dans le monde entier, car les Roms sont en Australie, au Canada, en Amérique du Sud… Ils ont su s'adapter à des conditions d'existence changeantes et souvent menaçantes : expulsions, déportations, esclavage... Au 21e siècle les moyens d'améliorer la situation passent par la connaissance et le respect des populations et de leur culture, et par la scolarisation qui permet de s'insérer dans le tissu social et d'acquérir une qualification pour un emploi.  T

 

*Parmi ses derniers ouvrages : Roms et Tsiganes, dans la Collection Repères (Editions La Découverte, 2009), Roms en Europe (Editions du Conseil de l'Europe, 2007), Le Conseil de l'Europe et les Roms : 40 ans d'action, (Editions du Conseil de l'Europe, 2010).

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