La difficile renaissance de la cour d'assises en Russie

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Moscou (par Vladimir Simonov, commentateur politique de RIA Novosti). Les juristes de Russie ont ces jours-ci fêté dans la sérénité deux anniversaires pourtant importants. Il y a dix ans a débuté à titre expérimental la mise en place dans tout le pays d'un nouvel instrument du pouvoir judiciaire : la cour d'assises. Parallèlement cela fait tout juste un an que le collège des jurés est appelé de manière permenente à siéger dans les tribunaux de la capitale.

Comment se sont comportés les jurés russes ? Leurs verdicts ont-ils été plus équitables, plus humains que ceux des juridictions traditionnelles ?

Les défenseurs des droits de l'homme et une partie de l'opinion publique sont encore sous le coup de la stupéfaction car contrairement à leurs attentes, les résultats de l'expérimentation d'une dizaine d'années ont montré que la cour d'assises est aujourd'hui absolument imprévisible et peut carrément créer des surprises difficilement explicables tant pour l'accusation que pour la défense.

L'enigme plonge probablement ses racines dans l'histoire comme cela est souvent le cas. Il faut se rappeler qu'avec l'introduction du jury de cours d'assises, la Russie se baigne comme qui dirait une seconde fois dans le même fleuve car ce n'est que la renaissance d'une institution depuis longtemps oubliée.

Les cours d'assises ont pour la première fois vu le jour grâce à la réforme judiciaire de 1864 elle-même consécutive au decret historique de l'empereur Alexandre II abolissant le servage . Ce pays d'hommes à peu près libres a alors ressenti la nécessité d'une juridiction qui serait l'incarnation de la liberté et de l'égalité devant la loi.

Ainsi est née la cour d'assises qui il faut le noter se distingue nettement de son modèle européen.

Si dans la plupart des pays européens ces cours avaient compétence aussi bien en matière civile que pénale, en Russie elles n'étaient compétentes que pour les infractions pénales les plus graves. Par ailleurs, le grand jury tel qu'il existe en Angleterre et aux Etats-Unis et dont la fonction est de décider sur le principe de l'opportunité des poursuites judiciaires n'a jamais existé.

Dans les immensités russes de la fin du XIX siècle la nouvelle institution a pris un départ impétueux. Vingt ans après la réforme les cours d'assises étaient au service des trois quarts de la population russe et à l'orée du XX siècle elles étaient présentes sur tout le territoire du pays.

En outre, l'Europe occidentale pouvait envier l'efficacité de ses collègues russes. D'après les décomptes d'une fierté toute patriotique faits par le célèbre avocat des années 1880 Anatoli Koni les cours d'assises en Russie ont trois fois plus d'affaires à juger qu'en France, et quatre fois plus qu'en Autriche.

C'est pourquoi lorsqu'il y a dix ans six cents juges sont venus écouter à l'Académie de droit des cours sur les juridictions d'assises et ont participé à des jeux de rôles pour assimiler le côté aussi bien pratique que théorique de l'institution, ils n'ont fait que rendre hommage au glorieux passé de la justice pré-révolutionnaire.

En 1994 la cour d'assises a commencé son travail dans neuf régions russes répandant sur son compte le bruit qu'elle était l'instrument le plus démocratique du système judiciaire, et faisait écho au grand bouleversement d'un pays qui tournait résolument le dos au totalitarisme.

Mais par la suite des choses inattendues ont commencé à se produire. Les jurés dans lesquels on voulait voir des personnes inexpérimentées, émotives, compatissantes se sont comportés de manière au plus haut point imprévisible. Disons que sur l'exemple de quelques procès retentissants ils ont dissipé le mythe selon lequel ils devaient dans tous les cas se positionner comme des alliés des organisations nationales de défense des droits de l'homme de tendances occidentales.

En particulier un certain nombre de ces organisations avaient pris sous leur aile l'affaire Igor Soutiaguine, employé à l'institut des Etats-Unis et du Canada et accusé d'espionnage au profit des services de renseignements occidentaux. Malgré des preuves flagrantes établissant que l'accusé avait récolté en cachette une information classée secret d'état et qu'il l'avait transmise à l'étranger moyennement une somme d'argent, on essyait de le présenter comme une victime de la paranoïa d'espionnage. Soutiaguine lui-même s'en remettant au prétendu libéralisme des juges issus du peuple insistait pour que son affaire passe devant la cour d'assises.

En bien pour l'accusé et pour ses avocats ce fut un véritable choc. Le jury reconnut entièrement la culpabilité de Soutiaguine et le résultat fut qu'il écopa de 15 ans d'emprisonnement.

L'affaire de Zarema Moujakhoeva est non moins révélatrice de cette tendance. Cette terroriste suicidaire a été appréhendée l'été dernier alors qu'elle tentait de faire exploser une bombe à l'entrée d'un restaurant sur la principale avenue de Moscou. Un officier sapeur est mort en essayant de désarmorcer l'explosif.

Moujakhoeva a fait des aveux complets, a ouvert dans le détail aux enquêteurs les préparatifs de l'attentat. La défense a réussi à la dépeindre sous un jour dramatique, celui d'une jeune femme terroriste contre son gré qui au dernier moment est revenue sur sa décision de commettre un attentat et se serait elle-même rendue aux forces de l'ordre. Au cours du procès l'atmosphère était plutôt à la compassion en sa faveur. On pouvait penser que ces jurés dénués de préjugés et peu corrompus par la procédure bureaucratique se mettraient facilement à la place de cette pauvre femme et rendraient un verdict libéral.

Que nenni ! Les jurés ne lui ont trouvé aucune circonstance atténuante et cette jeune terroriste ratée de 24 ans a été envoyée pour vingt ans dans un établissement pénitentiaire.

De tels verdicts sur des affaires retentissantes amènent certains avocats et défenseurs des droits de l'homme à penser que visiblement la société russe " n'a pas atteint sufisemment de maturité pour les cours d'assises ". Les critiques se lamentent du " faible niveau de conscience juridique " qui serait inhérent aux jurés et qui les empêcherait de rendre la justice démocratique que l'on attend d'eux.

Il est impossible de se rallier à cette opinion. En fait, on veut placer les jurés dans une espèce d'éprouvette de laboratoire où ils existeraient à l'instar de robots abstraits de la justice. Mais en réalité les jurés russes se sont montrés des serviteurs plus démocratiques de Thémis qu'on ne pouvait l'imaginer car dans la plupart des cas ils ont exprimé précisément l'opinion dominante dans la société russe aujourd'hui.

A titre de comparaison souvenons-nous du procès spectaculaire de Vera Zassulitch qui avait tiré au pistolet sur le gouverneur de Saint-Pétersbourg F.F Trepov, fils adultérin présumé de Nicolas I, parce qu'il avait ordonné de flageller au knout un des détenus. Le jury consitué de nobles et de fonctionnaires avait stupéfait la Russie en prononçant l'acquittement de la révolutionnaire.

Aujourd'hui on verrait sans doute en Zassoulitch une terroriste. Son acquittement revenait en fait à accuser Trepov dans lequel on a vu le symbol de la violation des droits de l'homme. Cela avait suscité alors le digne étonnement des critiques. " Personne ne pouvait saisir comment dans la salle du tribunal d'un Empire autocrate avait pu se produire ce terrible outrage envers les plus hauts serviteurs de l'Etat, et le triomphe si arrogant de la sédition " s'affligeait alors un contemporain.

Zarema Moujakhoeva a connu une autre destinée que celle de Vera Zassulitch parce qu'entre autre le terrorisme en Russie a évolué au cours de ces 126 ans du seul coup de pistolet contre un bourreau aux explosions récurrentes de logements, de trains, de marchés et aux attaques armées de bandes illégales. Le terrorisme est devenu le problème numéro un du pays.

La récente déclaration de Natalia Evlapova, avocate de Moujakhoeva dans une interview à un journal moscovite prend ici tout son sens : " La veille du jugement une explosion s'est comme un fait exprès produite dans le métro, nous aurions eu donc peine à compter sur l'indulgence... ".

L'âme des jurés était emplie de haine envers les terroristes, sentiment partagé par l'ensemble de la population russe et cette haine a rejailli dans leur verdict. Travailler pour les renseignements occidentaux suscitent le mépris en Russie où la fierté nationale reprend du poil de la bête et cela s'est également bien senti dans la décision du jury dans l'affaire Igor Soutiaguine.

La cour d'assises reste une valeur sûre de la justice en Russie pour la simple raison que selon certains on n'a pour l'instant rien inventé de mieux. Cette forme de justice a évidemment besoin de perfectionnement, de retrouver la riche expérience du passé dans un contexte historique nouveau. Mais la personne qui siège dans le fauteuil de juré est certainement précieuse du fait que son point de vue subjectif reflète toujours l'époque dans laquelle nous vivons. Dans dix ans la Russie connaîtra d'autres cours d'assises mais ce sera déjà une autre Russie.

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