Le professeur devenu soldat lui-même devenu général

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MOSCOU, 24 février. (Par Tamara Kouznetsova, docteure ès sciences économiques-RIA Novosti). Mikhaïl Domogatskikh, journaliste et écrivain russe, est l'un de ceux qui ont libéré Vienne. Dans ses mémoires il a relaté l'épisode suivant: au cours des combats pour la ville, cinq femmes - les épouses de sommités politiques d'Autriche, de Hongrie et de Tchécoslovaquie - avaient été libérées d'un camp de concentration allemand. Le commandant et aussi poète de renom dans le civil Grigori Pliev les avait conduites dans le dispositif des troupes soviétiques. Etant donné qu'il était dangereux pour elles de rester en première ligne, Pliev était intervenu auprès du général Dmitri Chepilov et aussitôt celui-ci avait mis une voiture à leur disposition. Les ex-détenues avaient ainsi été conduites à l'état-major de la 4-e armée de la garde et ensuite à Moscou.

Un jour, poursuit Mikhaïl Domogatskikh, une traduction du livre de souvenirs de Francesca Gall, une star du cinéma d'avant-guerre, a été éditée à Moscou. Dans cet ouvrage l'actrice remerciait le beau commandant et le général érudit, connaissant si bien le cinéma et la musique, qui l'avaient sauvée en 1945.

A propos de Dmitri Chepilov, l'homme de lettres Boris Gorbatov a écrit que c'était un professeur devenu soldat et un soldat devenu général.

Il faut indiquer ici que la 4-e armée de la garde ayant libéré Vienne était une armée sortant de l'ordinaire pour deux raisons. Premièrement, elle détenait le triste record pour le nombre de commandants s'étant succédés à sa tête. Depuis sa formation après la bataille de Stalingrad (printemps 1942) elle avait eu pour chefs les généraux Kozlov, Galanine, Koulik, Zyguine, Ryjov, Smirnov, Zakharov et Zakhvataev. Sous le commandement de ces derniers le colonel Dmitri Chepilov avait dirigé le Département politique de l'armée. A la fin de l'année 1941, après la mort du général Gavrilov, qui était membre du Conseil militaire et commandant adjoint de l'armée, Chepilov avait été nommé à ce poste, le grade de général de brigade lui ayant été attribué en mars 1945. Au printemps de la même année, compte tenu de l'état de santé du commandant (Zakhvataev), c'est pratiquement Chepilov qui avait assumé les fonctions de chef de la place de Vienne libéré.

Deuxièmement, même en 1945 la 4-e armée de la garde avait conservé les nombreux traits qui la caractérisaient en été 1941, quand elle avait été constituée en tant que 21-e division d'infanterie, ce qui lui avait valu le sobriquet d'"intellectuelle". En effet, ses effectifs comportaient un pourcentage impressionnant de poètes, écrivains et musiciens.

En été 1941, le professeur Chepilov était chercheur à l'Institut moscovite d'économie relevant de l'Académie des sciences lorsqu'il est parti volontaire pour le front. Le 6 juillet 1941, ceux qui s'étaient enrôlés dans les milices populaires avaient été rassemblés dans la cour de l'Institut d'économie de Moscou. Des intellectuels moscovites pour la plupart. Le 8 juillet, la 21-e division d'infanterie était partie pour le front. Après environ deux mois d'instruction, le 3 octobre, la division était montée en ligne. Après avoir livré de rudes combats, l'unité avait été encerclée. A cette époque Chepilov était déjà chef adjoint de section politique.

Le neveu du général, Youri Chepilov, se souvient: C'était au début d'octobre 1941... Nous vivions avenue de Zvenigorod, presque dans les faubourgs de Moscou. Une fois, tard dans la nuit, on avait frappé à notre porte... C'était oncle Dima... En dépit de son aspect inhabituel - pas rasé, le visage zébré de sang, les yeux hagards, la capote souillée - je l'avais immédiatement reconnu. Il tenait à peine sur ses jambes... Il nous avait raconté avec amertume que les volontaires avaient été rassemblés à la hâte, mal préparés et mal armés. Après avoir épuisé leurs munitions, les combattants avaient été encerclés par petits groupes et décimés par les Allemands. Seuls quelques rescapés avaient réussi àrejoindre les lignes amies..."

Mais maintenant c'est l'Autriche, la victoire et le rôle inopiné de chef d'un territoire libéré. Dans la patrie de Mozart Chepilov s'était fait la réputation d'un homme intraitable face aux cas de maraude. Poète illustre et auteur des paroles de l'hymne de l'URSS (et aujourd'hui de la Russie), Sergueï Mikhalkov a raconté comment avec un de ses collègues, El Reguistan, lui aussi correspondant de guerre, il s'était retrouvé en avril 1945 dans une maison de Vienne dans laquelle avait établi ses quartiers Dmitri Chepilov, ce "général étonnant" qui devait devenir son ami. Dans cette maison il y avait une armoire vitrée à l'intérieur de laquelle des armes de chasse étaient exposées. Beaucoup. Chasseurs invétérés, El Reguistan et moi-même les avions immédiatement remarquées. Mon ami ne s'était pas retenu et avait presque crié: Camarade général, quelle collection de trophées avez-vous là! Ce à quoi Chepilov avait répondu assez brusquement: Je fais la guerre, je ne brocante pas!

Aux approches de Vienne, alors qu'il assumait les fonctions de commandant de la 4-e armée de la garde, Chepilov avait donné l'ordre de causer le moins possible de dégâts à la ville en citant tout particulièrement l'Opéra. C'est que le général était capable de chanter de bout en bout plusieurs opéras, sans partition par-dessus le marché. Aux yeux des Autrichiens, Chepilov était le sauveur de Vienne. Il est regrettable cependant que ce fait soit mentionné dans l'histoire autrichienne mais pas dans celle de l'URSS. Les anciens de la 4-e armée de la garde se souviennent qu'après la libération de Vienne Chepilov avait expliqué aux soldats que l'Autriche était non pas une province de l'Allemagne, mais un Etat indépendant que les Allemands avaient occupé, que nous l'avions libéré, que les rapports avec la population autrichienne ne devaient pas être des rapports de vainqueurs à vaincus et que nous devions l'aider et l'approvisionner. Avec les alliés il avait commencé à organiser des concerts et des projections de films. Dmitri Chepilov avait été l'initiateur du relèvement de l'Opéra de Vienne et de sa réouverture. Il avait invité dans la capitale autrichienne le célèbre ténor Ivan Kozlovski, qui s'était également produit devant les officiers et les soldats de la garnison. La merveilleuse ballerine Galina Oulanova était venue elle aussi.

Le général s'était beaucoup dépensé pour qu'un monument soit érigé en l'honneur des troupes soviétiques libératrices de Vienne. C'est sur sa proposition que des vers de Sergueï Mikhalkov ont été gravés sur la pierre.

En Autriche le général Chepilov avait à gérer d'innombrables problèmes tant économiques qu'internationaux. En particulier, il était important de faire en sorte que les nouvelles autorités autrichiennes n'entrent pas en coalition avec d'autres pays et restent neutres. "Le cercle de mes obligations et de mes soucis était illimité, allant de la participation à la formation des organes du pouvoir de la république sous la direction du leader des socialistes de droite le président Karl Renner et du président du Parti populaire le chancelier Léopold Figl, jusqu'à des questions ayant trait à l'enseignement, à la santé et à l'approvisionnement", lit-on dans ses mémoires. Chepilov a réalisé un important travail pour aider Karl Renner à devenir le premier président de l'Autriche qui devait ensuite proclamer sa neutralité. La sympathie réciproque entre Chepilov et Renner était née dès leur première rencontre. Dmitri Chepilov lui avait rappelé qu'il connaissait ses livres, qu'il était économiste de formation. Karl Renner était étonné qu'un général russe soit professeur en économie. Cela avait été déterminant dans les rapports entre les deux hommes.

Cette expérience diplomatique fut d'un grand secours par la suite à Dmitri Chepilov quand il eut à traiter des dossiers internationaux en qualité de ministre des Affaires étrangères, un poste qu'il occupa en 1956-1957.

Dmitri Chepilov fut élu citoyen d'honneur de Vienne. En mai 1945, à Vienne, le général américain Paton lui décerna la plus haute distinction des Etats-Unis.

(Ce texte est un chapitre légèrement abrégé d'un livre consacré au centenaire de la naissance de Dmitri Chepilov (1905-1995). Cet ouvrage a été préparé par le Centre d'études politiques et économiques de l'Institut d'économie relevant de l'Académie des sciences de Russie et devrait sortir des presses cette année. Après la guerre Dmitri Chepilov a écrit en collaboration le premier manuel soviétique d'économie politique, il a pris part à la rédaction du rapport sur le culte de la personnalité de Staline présenté par Nikita Khrouchtchev au XX-e Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS). Ministre des Affaires étrangères, il avait été destitué de toutes ses fonctions pour avoir critiqué Nikita Khrouchtchev en juin 1957).

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