Le Bolchoï semble en avoir assez de vivre grâce à ses légendes du XXe siècle. Des mises en scène de George Balanchine, Roland Petit, John Neumeier et Alexeï Ratmanski se sont ajoutées au répertoire poussiéreux du théâtre moscovite. Le 25 février, le jeune chorégraphe en chef Ratmanski tirera de l'oubli "Le Boulon" de Dmitri Chostakovitch, spectacle grotesque sur un sujet industriel genre "sots-art".
Ce ballet sur la vie d'une usine ne mise pas sur les vedettes, il privilégie le corps de ballet traditionnellement fort en Russie. Sur la scène il y a énormément de monde: le directeur de l'usine, l'ingénieur en chef, des nettoyeuses, des ouvriers, des marins, des komsomols, des buveurs de bière, des voyous, un plongeur commando, des aviateurs... On y trouve même des navires tout entiers et une division de cavalerie. Âgé de 25 ans, Chostakovitch a composé ce ballet dans l'esprit des années 1920, période où la libre pensée était encore permise et où le grotesque était démesuré sur les planches. Dans les années 1930, l'art est devenu sérieux et dépourvu de toute ambiguïté, le grotesque n'étant plus de mise. Mis en scène par Fedor Lopoukhov, un chorégraphe expérimentateur de talent, "Le Boulon" a été interdit immédiatement après la première.
Alexeï Ratmanski a ressuscité le spectacle à la veille du 100e anniversaire de Dmitri Chostakovitch qui sera célébré en 2006. Au Bolchoï, le chorégraphe russe a déjà mis en scène, en 2003, un autre ballet de Chostakovitch, "Le Fleuve clair". Ce ballet comique sur des villageois accueillant une troupe artistique a décroché quatre "Masques d'or" (distinction théâtrale russe) et des applaudissements à Paris.
En réhabilitant les ballets du classique condamnés par les autorités de l'époque, Alexeï Ratmanski fait " d'une pierre trois coups ": il rafraîchit le répertoire du Bolchoï, diversifie le langage chorégraphique du théâtre russe et mobilise davantage de danseurs de talent. Lui-même a eu la chance d'interpréter jusqu'à 160 parties sur les différentes scènes du monde, soit dix fois plus que les danseurs de son âge au Bolchoï, devenant la vedette "de tous les temps" du Ballet royal du Danemark et élevé à Copenhague à la dignité de chevalier.
Dans "Le Boulon", Alexeï Ratmanski s'est employé à la fois à "reconstituer le genre qui a disparu depuis longtemps, celui des danses de machines" et à appliquer les mouvements de corps classiques. Les machines ont été conçues par Semion Pastoukh, un peintre originaire de Saint-Pétersbourg qui vit à New York. Au milieu de la scène, il a fait ériger des boulons gigantesques dans une composition représentant la faucille et le marteau, l'un des symboles soviétiques, entourés de statues de soudeurs hautes de six mètres. Ces machines-robots télécommandées remuent et tournent les yeux.
Si "Le Fleuve clair" était léger et enivrant comme du champagne, le grotesque industriel du "Boulon" s'annonce lourd et massif. Mais les rapports entre les multiples personnages, sujet du ballet, doivent alléger un petit peu cette impressionnante masse scénique.
Quoi qu'il en soit, le message du ballet de Ratmanski se résume à ceci: le Bolchoï est un théâtre vif et changeant, et le public est le bienvenu. "Nous allons inviter des pédagogues pour qu'ils apprennent aux danseurs un autre langage, un langage qui n'est pas classique, explique le chorégraphe en chef. Le projet d'Ateliers de chorégraphie me semble très prometteur. En automne dernier, différents chorégraphes extérieurs ont présenté leurs idées. À la prochaine saison, ce sera le tour des chorégraphes de notre théâtre".
Selon Alexeï Ratmanski, on ne peut surmonter la crise de la chorégraphie qu'en laissant les créateurs mettre en scène, inventer et travailler librement. Une politique expérimentale propice aux nouvelles découvertes qui n'ont pas été nombreuses à la fin du XXe siècle au Bolchoï.
