Rencontre Poutine-Bush à Bratislava. Postface.

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MOSCOU, 5 mars (par Dmitri Evstafiev, politologue - RIA Novosti).

Nous avons coutume de dire que la Russie doit s'intégrer à l'économie mondiale. Et notre stratégie politique et notre attitude envers les divers événements sont automatiquement subordonnées à cet objectif. Mais, pour l'instant, nous comprenons mal ce qu'est l'économie mondiale contemporaine. L'économie mondiale, ce ne sont pas les débats interminables sur le meilleur modèle de développement économique: le modèle néolibéral ou celui de Keynes. L'économie mondiale contemporaine, c'est une boîte avec des cloportes qui se disputent chaque dollar et chaque baril de pétrole. Certes, la boîte est spacieuse. Mais les insectes ne sont pas non plus petits.

Chez nous, en Russie, on continue à raisonner à coup de formules et d'affiches sur l'unité du marché, en estimant que l'appartenance commune au modèle libéral de développement de l'économie assurera à la Russie une place sous le soleil de la prospérité économique. Or, il est temps d'apprendre à percevoir le contenu économique des nombreux processus politiques.

Par exemple, on a souvent entendu dire que la rencontre entre les présidents russe et américain à Bratislava était historique, car elle s'est tenue dans le contexte d'une campagne propagandiste antirusse sans précédent. Qui allait jusqu'à l'hystérie pure et simple. On a énoncé beaucoup d'hypothèses sur les causes de ce "point d'ébullition", mais pratiquement personne n'a émis l'avis que tout cela dissimulait probablement les intérêts économiques des grands acteurs mondiaux. C'est dommage.

Ainsi, le très respectable Wall Street Journal a publié un article qui se distingue sur la toile de fond du délire sur les ogives nucléaires disparues en Sibérie. Les derniers détails sur l'affaire IOUKOS et la participation active aux débats judiciaires de la Dresdner Bank y sont expliqués par l'amitié personnelle entre le président russe Vladimir Poutine et le directeur de la représentationde la banque à Moscou Mathias Warnig, dont on prétend qu'il était agent de la police secrète de RDA, la "Stasi".

Sans m'étendre sur les arguments cités dans l'article, je tiens à souligner que, compte tenu de la "chasse aux sorcières" implacable lancée en Allemagne après la "réunification", il est douteux qu'un agent de la "Stasi" (ou tout simplement un agent présumé) ait pu obtenir un poste aussi important dans une banque de cette envergure. Ces gens n'arrivent pas à trouver un emploi durant des années et obtiennent difficilement une pension. Pour prospérer, il faut supposer que Mathias Warnig avait recruté, du temps de sa jeunesse, la moitié de l'Allemagne. Probablement, il avait commencé son activité de recrutement, au plus tard, à l'âge où il fréquentait le jardin d'enfants. Autrement, pouvait-il inciter par un coup de baguette, assumant des fonctions subalternes, une grande banque à effectuer des investissements en Russie se chiffrant à des milliards de dollars?

Il s'agit probablement d'autre chose. Tout simplement, l'auteur ne veut pas reconnaître que, tant que l'Amérique s'apitoyait sur le sort tragique de IOUKOS, les hommes d'affaires allemands, à qui les Etats-Unis reprochent souvent leur gaucherie, se sont entendus avec Moscou sur l'achat d'un actif pétrolier très important.

J'ose émettre une autre hypothèse: aux Etats-Unis, personne n'a plus l'intention de sauver IOUKOS. La personnalité de Mikhail Khodorkovski n'intéresse pas les Américains et ne suscite probablement pas la compassion, surtout vu son rôle dans le financement du Parti communiste de la Fédération de Russie. Par contre, les actifs de IOUKOS intéressent vraiment les Américains, bien qu'il soit tout à fait évident que personne ne s'apprêtait à verser 15 à 20 milliards de dollars pour "Youganskneftegaz". Car le prix d'estimation est théorique, alors que le prix réel (certes, si nous reconnaissons les grands postulats de l'économie de marché) est ce qu'on propose pour cet actif sur le marché. Il ne se trouverait sans doute personne aux Etats-Unis pour refuser d'acquérir "Youganskneftegaz" a "vil prix". Autrement dit, la juste indignation du journal économique du monde des affaires américain a des raisons économiques précises. Il est curieux d'apprendre quelle compagnie américaine prétendait acquérir "Youganskneftegaz". Le nom de cette compagnie, ne commence-t-il par la lettre N et son siège, ne se trouve-t-il pas à Houston où les juristes de IOUKOS, qui ressemblaient plutôt à des professionnels des relations publiques, ont essayé de lutter contre la justice russe? Bien entendu, ce n'est qu'une hypothèse, mais convenez qu'elle correspond parfaitement à la logique du "complot" que nous présente le respectable journal des milieux d'affaires américains.

Mais il y a des raisons plus profondes à l'indignation des "milieux d'affaires américains". En effet, si la transaction de plusieurs milliards de dollars avec la participation de la Dresdner-Bank était conclue, la stabilité énergétique de l'Allemagne s'accroîtrait substantiellement, et la Pologne commencerait à perdre le rôle de régulateur du marché énergétique des pays de l'UE, rôle qui lui a été attribué par les Etats-Unis. Cela pourrait changer considérablement le rapport des forces en Europe, rapport qui est favorable aux Etats-Unis, pour l'instant.

Les Etats-Unis comprennent parfaitement qu'après la ratification du protocole de Kyoto, la souveraineté économique intérieure de la Russie s'est réduite. Quoi qu'on dise, le développement économique de la Russie sera désormais régi par les pays européens au moyen des technologies européennes de réduction des émissions des gaz à effet de serre. Bref, les craintes des Etats-Unis de voir les Européens, surtout l'Allemagne dirigée par Gerhard Schröder, que George Bush n'a pas certainement pardonné, reprendre l'initiative et s'ingérer, avant les Etats-Unis, dans la croissance économique de la Russie, sont tout à fait justifiées. Ce sera d'autant plus fâcheux que le baril du pétrole coûte environ 50 dollars. A mentionner également le fait que les hommes d'affaires américains se servent sans hésiter des possibilités de l'Etat pour défendre leurs propres intérêts et transforment facilement un problème purement économique en problème politique. On reproche même au président russe ce qui est considéré dans le monde entier comme normal pour un homme politique: la capacité d'établir, dans le cadre de la loi, des rapports de confiance avec les hommes d'affaires. C'est ainsi que se font les affaires en Amérique, en se basant sur la confiance et le lobbying relativement transparent (il est vrai, pas toujours). C'est notamment le cas des compagnies d'investissements "Cartyle" et "Berkshire Hathaway". Je ne parle pas des rapports entretenus depuis plusieurs années entre les dirigeants de la plus grande compagnie d'investissements américaine Kohlberg, Kravis, Roberts avec la famille Bush. En effet, nous n'allons pas soupçonner Henry Kravis d'avoir été recruté par la CIA, lorsque George Bush senior en était directeur.

Autrement dit, les rapports entre le président d'un grand Etat et la plus grande structure d'investissement de réputation mondiale sont plutôt un avantage pour le développement de son économie. D'ailleurs, le cas de la Dresdner-Bank montre le grand attrait de la Russie pour les investissements, ce qui contraste avec le tableau dépeint parfois dans les médias américains et européens.

Pour conclure, je me permettrai de donner un conseil à nos partenaires américains. Nous voudrions avoir en la personne des Etats-Unis un compagnon sûr dans la lutte antiterroriste et antifasciste. Les perspectives de notre partenariat sont colossales, si on les aborde d'une manière intelligente. Croyez-moi, il existe encore en Russie plusieurs compagnies pétrolières, dont le sort est incertain et que les investisseurs américains pourraient acheter. Un autre conseil à ceux qui se spécialisent dans les questions russes: remplacez les professionnels des relations publiques. Ils ne correspondent nullement au niveau actuel du partenariat russo-américain.

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