La thérapie de choc avant-gardiste du Bolchoï

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MOSCOU, 14 mars - par Olga Sobolevskaïa, RIA Novosti.

"Ça sent le camarade Staline. Des fonctionnaires étroits d'esprit veulent s'immiscer dans la création", s'insurge l'écrivain Vladimir Sorokine, 49 ans. Le Bolchoï qui donne, le 23 mars, la première d'un opéra sur un livret de Sorokine se retrouve au centre du scandale. Le député de Russie unie, Sergueï Neverov, a qualifié "Les Enfants de Rosenthal" de salissant la réputation du théâtre. À la Douma (chambre basse du parlement russe), les députés ont décidé par la majorité des voix de charger le comité de la culture de passer la mise en scène au radar.

Cet opéra du compositeur Leonid Dessiatnikov, 50 ans, est dans toutes les bouches depuis 2002 quand le Bolchoï a annoncé le projet. Pour la première fois depuis 30 ans, le principal théâtre d'opéra russe a commandé une partition originale et a choqué ses admirateurs en invitant à coopérer le contestataire Vladimir Sorokine dont les boutades littéraires plongent le public dans un univers de violences sexuelles, de cannibalisme et d'autres perversions.

De l'épate dans l'art, telle une thérapie de choc qui fait mouche et suscite beaucoup de bruits, ce n'est guère nouveau. Mais Sorokine en a visiblement gavé le public. Si on en a plein les bottes, pourquoi insister? Cela fait longtemps qu'on n'attend plus de la littérature de grandes idées, mais des idées tout court. La littérature est devenue un jeu total, un divertissement commercial. Quand même, il faut avoir des motifs sérieux pour martyriser le public avec autant de mépris! Mais l'insolence coquette de l'écrivain semble dissimuler le narcissisme d'un génie non reconnu. Le goût lui fait défaut, ce qui ruine les talents de tout genre.

Cependant, il est souvent difficile de renoncer à la gloire. Celle de l'écrivain s'est forgée, entre autres, grâce aux attaques de l'association de jeunes Ceux qui vont ensemble dont les militants ont brûlé ses livres en public et ont déposé contre lui une plainte en justice pour "diffusion de contenus pornographiques" (une expertise a en effet découvert des passages porno dans son roman "Le Lard bleu").

Vladimir Sorokine jure que "Les Enfants de Rosenthal" n'ont pas même une allusion à la pornographie, qu'il s'agit là d'une "tragédie émouvante et humaine". Les personnages sont les clones de cinq grands compositeurs: Tchaïkovski, Moussorgski, Mozart, Verdi et Wagner. "Le livret est écrit dans le style des livrets d'opéra du XIXe siècle", renchérit le directeur général du Bolchoï, Anatoli Iksanov.

Mais, en dépit de toutes les explications, la réputation scandaleuse accompagne Sorokine dans tous ses projets. Le député Sergueï Neverov qui n'a pas lu une seule œuvre de l'écrivain a bien formulé cette renommée populaire. "Nous ne pouvons pas admettre que des pièces vulgaires de Sorokine soient données sur une scène faisant partie du patrimoine de la culture russe, que cette pornographie soit montrée et discutée dans tout le pays", a déclaré le parlementaire.

Anatoli Iksanov lui réplique: "Personne ne peut nous interdire de mettre en scène ce que nous considérons important pour le théâtre, s'il ne s'agit pas bien sûr d'inciter à la violence, à la guerre ou à un coup d'État. Il n'y a rien de cela dans le livret de Sorokine".

Quant au compositeur, les amateurs de l'art académique se montrent plus tolérants, même si le Bolchoï se tourne une nouvelle fois vers l'avant-garde. Leonid Dessiatnikov est l'un des compositeurs avant-gardistes les plus à la mode et les plus joués qui traitent les acquis de leurs prédécesseurs de manière très familière et désinvolte. Auteur de nombreuses bandes originales de films, il a travaillé plus d'une fois en tandem avec Sorokine.

"Les Enfants de Rosenthal" est une partition très transparente et assez traditionnelle qui renvoie à l'œuvre des compositeurs dont il s'agit, dit le chef d'orchestre, Alexandre Vedernikov, pour expliquer le choix du Bolchoï. La création même d'un nouvel opéra me paraît très positive. Personne ne compose d'opéras aujourd'hui".

Bien entendu, les députés ont d'autres chats à fouetter que d'examiner le répertoire du Bolchoï. D'autant plus qu'en provoquant un nouveau scandale autour de Sorokine, ils n'ont fait que lui ajouter de la gloire et diminuer la leur. Les démarches maladroites du député qui, du haut de la tribune, critiquait "Les Enfants de Rosenthal" sans connaissance de cause et sans argumentation valable ont suscité une nouvelle vague de spéculations sur le thème de l'art et de la censure. Des auteurs scandaleux et pas toujours doués ont saisi cette nouvelle opportunité pour donner libre cours à leur imagination et accuser la société et l'État de partialité.

Bref, chacun justifie son échec à sa façon. À la rigueur, on peut endosser toute la responsabilité au public. Pour l'instant, l'écrivain en disgrâce cherche à passer pour un génie non reconnu et un libertin persécuté, alors que le Bolchoï multiplie les explications.

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