Les "étrangers" sauveront le marché du travail en Russie

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Par Maxime Krans, RIA Novosti
Par Maxime Krans, RIA Novosti

C'est, paraît-il, la première fois qu'à la conférence sur la migration récemment organisée par l'association des chefs d'entreprise Russie-Affaires il a été déclaré sans ambages que le marché russe du travail était au seuil d'une crise et que l'assistance étrangère était seule en mesure de le sauver. Ce n'est pas un hasard si la communauté d'affaires russe attire l'attention sur ce thème. Récemment, le ministre du Développement économique et du Commerce Guerman Gref avait en effet mis en garde contre une réduction des effectifs économiquement actifs dans le pays au cours des trois prochaines années de 2,5 millions de personnes, "après quoi nous devrons faire face à une forte pénurie de personnels". Le ministre de la Santé et des Affaires sociales, Mikhaïl Zourabov, affirme, lui, que cette pénurie est déjà une réalité, concernant entre 30% et 50% des effectifs nécessaires selon le secteur.

D'après un scénario "optimiste" de l'ONU, la population de la Russie représentera seulement 113 millions d'habitants au milieu du siècle (à en croire les précisions "pessimistes", les Russes ne serons que 96 millions à cette échéance). Pour combler, tant bien que mal, cette brèche, le démographe Anatoli Vichneveski estime que le pays devrait accueillir annuellement entre 880.000 et 1.200.000 immigrés. Lui-même et de nombreux autres chercheurs avaient depuis longtemps mis en garde contre la menace qui ne cesse de s'accentuer. Mais on préférait faire la sourde oreille et miser sur les "mesures favorisant la natalité". Aujourd'hui seulement, on s'est souvenu de l'existence d'une réserve importante de main-d'�uvre: la population russophone des ex-républiques soviétiques.

... Par une journée torride de l'été 1990, mon collègue et moi avons entamé une longue mission à travers les républiques d'Asie centrale. La périphérie sud de l'URSS était déjà en proie aux conflits ethniques, en Azerbaïdjan, à Soumgaït, en Ouzbékistan, à Ferghana. L'effusion de sang a commencé dans le Haut-Karabakh. Les idées d'exclusivité ethnique et les revendications territoriales se faisaient entendre au niveau le plus élevé. Saparmourat Niazov, qui n'était pas encore "père de tous les Turkmènes" mais simple premier secrétaire du PC local, nous a avoué, d'une manière toute à fait inattendue, en parlant de ses rapports avec les leaders des républiques voisines : "A chaque fois qu'ils m'embrassent, je crains de recevoir un coup de poignard dans le dos !"

Des murs des maisons, les mots d'ordre antirusses étaient déjà passés dans les pages des journaux. A Toursounzadé, au Tadjikistan, les ingénieurs de l'usine d'aluminium, venus il y a des années des régions septentrionales, étaient prêts à repartir, ne pouvant plus ni travailler ni vivre normalement dans cette "ville de l'amitié". Devenus du jour au lendemain des "étrangers", ces hommes ont préféré partir pour la Russie. C'était un véritable exode. Mais, en Russie, on ne les a pas accueillis à bras ouverts. Là encore, personne n'avait besoin d'eux.

A l'époque, en effet, nous avions une chance réelle de combler les pertes occasionnées par la récession démographique des années 60. Seulement, il fallait gérer ce richissime potentiel, d'autant plus que de nombreux rapatriés étaient des spécialistes hautement qualifiés représentant en plus les élites intellectuelles locales.

Il est vrai qu'en 1992 sur une ordonnance du premier ministre de l'époque, Egor Gaïdar, un groupe de travail chargé d'élaborer des recommandations sur ce problème a été institué. Ce groupe a formulé l'idée d'installer les rapatriés russophones de retour des pays de l'ex-URSS (surtout les officiers à la retraite avec leurs familles) le long de l'axe Vyborg - Saint-Pétersbourg - Moscou. Il était prévu de développer dans cette immense contrée qui subissait déjà les effets néfastes de la dépopulation des productions de haute technicité et de créer des infrastructures européennes.

Mais ces projets ne devaient jamais se réaliser. En décembre 1992, le cabinet Gaïdar est tombé, ces plans ont été remisés au placard.

Les gouvernements qui se sont succédé depuis n'ont fait rien pour aider les rapatriés. Au contraire, le Service fédéral des migrations, pour reprendre une observation caustique de la présidente du Forum des Organisations de rapatriés, Lydia Grafova, s'est fixé pour seul objectif de "minimiser" les flux de migrants. Aussi bien des russophones que des étrangers de la CEI, de loin plus nombreux, qui ont envahi les régions russes en quête de travail.

Et pourtant, les effectifs de la population apte au travail ne cessent de diminuer. La part des retraités est en revanche en hausse rapide: selon la Banque mondiale, leur nombre devrait égaliser celui des économiquement actifs vers 2050. Serons-nous capables de les nourrir? Où prendre les spécialistes pour les nouvelles productions de pointe? Comment recruter dans l'armée? Comment, enfin, repeupler les régions au-delà de l'Oural, là où il y a 20% moins d'habitants qu'il y a seulement dix ans? Dans quelques décennies, affirment des chercheurs lucides, le pays risque tout simplement de s'écrouler sous le poids de son propre territoire : il ne sera plus en mesure de "desservir" ses espaces colossaux.

Il est vrai que certains progrès se sont esquissés l'an dernier. Sous la pression des milieux d'affaires et des administrations des grandes villes les procédures d'enregistrement des travailleurs étrangers ont été simplifiées. Un programme favorisant le rapatriement des russophones a été adopté : on leur a promis citoyenneté, insertion, frais d'installation. Certes, ces démarches sont positives. Mais ce n'est pas une panacée.

Notre malheur principal réside dans l'absence de politique officielle des migrations. On ignore encore comment se tirer de la récession démographique et compléter, par des forces nouvelles, l'"armée des travailleurs" en déclin. Faut-il, dans cet ordre d'idées, s'étonner que le président du Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe), Sergueï Mironov, ait déclaré que la population de la Russie devait être portée à 250-300 millions d'habitants, "grâce à l'accroissement naturel et non suite à l'immigration des étrangers"?

D'où la politique inconséquente des autorités. D'une part, on construit une "'stanitsa" (village) pour 30 000 Cosaques venant de pays de la CEI et de l'autre, ont pratique les "nettoyages", dénués de toute logique, dans les régions russes.

Le temps n'est-il pas venu de comprendre enfin que les gens et non pas le pétrole et le gaz sont la principale richesse de la Russie et son avenir? Et, après l'avoir bien compris, de trouver de la place pour les rapatriés russophones, aussi bien pour nos anciens compatriotes, en perte d'identité dans leurs nouvelles patries, que pour tous ceux qui le veulent.

Il faut arrêter de s'attendre à un miracle: nous n'avons pas d'autre solution.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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