La Russie entre mémoire et nostalgie

S'abonner
Par Maxime Krans, RIA Novosti
Par Maxime Krans, RIA Novosti

La récente proposition faite par d'éminents hommes politiques et personnalités culturelles d'ériger un mémorial national aux victimes des répressions staliniennes ainsi que l'appel de Mikhaïl Gorbatchev à retirer le corps de Lénine de la place Rouge donnent à nouveau matière à réflexion au président. N'est-il pas temps de faire enfin ses adieux aux spectres du communisme et de mettre les points sur les "i" dans l'histoire nouvelle de l'Etat russe, autrement dit, de faire ce que ses deux prédécesseurs n'ont pas pu ou n'ont pas voulu faire?

Comme le soulignent les auteurs de cette proposition, ce mémorial doit non seulement porter un jugement sur cette époque passée, mais aussi aider à comprendre comment elle a pu engendrer des millions de victimes. Effectivement, avec la disparition des témoins de ces événements, c'est l'histoire véridique qui s'en va à jamais, cédant la place à toutes sortes de mythes et aux paragraphes froids inscrits dans les manuels. "Sur ces terrains vagues de la mémoire réapparaît la sinistre figure de Staline, mais cette fois-ci en tant que "gestionnaire efficace". Il s'agit bien sûr d'un renvoi direct au nouveau manuel d'histoire, à partir duquel les enfants et petits-enfants des Russes d'aujourd'hui se feront leur propre idée de l'époque communiste. Cependant, on a vu apparaître aussi, ces dernières années, de nombreux travaux "scientifiques" et "artistiques", ainsi que des "documentaires" à la télévision qui dénaturent les faits de façon impardonnable et présentent le "guide de tous les peuples" et son entourage sanguinaire sous un jour un peu trop flatteur.

En ce qui concerne le fondateur "éternellement vivant" du système autoritaire soviétique, l'ex-président de l'URSS Mikhaïl Gorbatchev, qui est un des signataires de la proposition en question, propose en outre de retirer sa dépouille du Mausolée et de l'enterrer comme n'importe quel être humain. Il propose également de liquider le "cimetière" se trouvant sur la place Rouge où reposent, à côté de personnalités remarquables, des scélérats et, en fait, des criminels d'Etat. Certes, cette idée n'est pas nouvelle, mais elle reste d'actualité. Elle avait été énoncée dès le début des années 90 par les démocrates de la tendance la plus radicale, mais les autorités n'avaient pas osé le faire. D'ailleurs, elles n'auraient pas été soutenues par l'opinion publique dans cette voie.

A présent, il ne fait aucun doute qu'un changement s'est opéré dans les esprits: si, auparavant, le nombre de partisans du déplacement de la dépouille de Lénine était à peu près égal au nombre de ses adversaires, à présent, à en juger par les sondages effectués par la Fondation "Opinion publique" (FOM), ce rapport est de 46% contre 29%. Il faut croire qu'il en va de même pour la démolition des sculptures de Lénine qui "ornent" encore les places centrales de presque toutes les villes de Russie. Selon les données du VTSIOM (Centre national d'étude de l'opinion publique), seulement un quart des citoyens russes ont "voté" pour le retour de la statue de Félix Dzerjinski (Félix de fer) sur la place Loubianka.

Mais le but des initiatives actuelles consiste non pas à débarrasser la vie quotidienne des Russes de la dépouille de Lénine et des autres symboles du régime communiste, mais à franchir enfin le "point de non-retour" et à fermer définitivement la porte du passé. Pour cela, il importe de mener à bien la réhabilitation des victimes des répressions politiques, estime Mikhaïl Gorbatchev. Selon l'ex-président, ce processus a maintes fois été interrompu, ce qui atteste que "certains ne le veulent pas" et que "quelque chose cloche dans le pays".

Ainsi, les victimes de la tragédie de Katyn n'ont toujours pas été réhabilitées, malgré la publication en 1990 d'une déclaration officielle reconnaissant la culpabilité de la Russie dans l'exécution de 22.000 citoyens polonais faits prisonniers au cours du partage de la Pologne. La responsabilité du pays dans ce crime a été confirmée par les présidents de l'URSS et de la Russie. Bien que Vladimir Poutine ait refusé de mettre sur un même plan répressions nazies et staliniennes, il a tout de même jugé possible de réhabiliter les Polonais exécutés.

Cependant, lorsque les parents des victimes de Katyn ont demandé au tribunal de Moscou d'examiner l'affaire, ils ont essuyé un refus. Le parquet militaire principal a fermé l'enquête pour "absence d'événements imputables au crime de génocide", et a souligné le fait que les bourreaux étaient aujourd'hui décédés. Bien plus, la plupart des dossiers - 116 sur 183 - contenant les documents de l'enquête, qui a duré près de 15 ans, ont été classés secret par le parquet militaire, de même que la décision de clore l'affaire.

En fait, il n'est pas bien vu ces derniers temps en Russie de critiquer l'époque soviétique et d'évoquer la responsabilité historique du pays quant à la politique du régime précédent. On passe sous silence la famine des années 30, les millions de détenus morts dans des camps soviétiques, le pacte Molotov-Ribbentrop, la déportation criminelle de peuples entiers... Ce sont justement ces tentatives obstinées pour passer sous silence ces faits et éviter les débats à ce sujet qui incitent les nationalistes des pays voisins à se servir de ces épisodes de l'histoire dans leurs propres intérêts politiques.

D'autre part, à cause de cette politique de l'autruche, la politique criminelle des guides bolchéviques et leur idéologie inhumaine perdent de leur gravité dans la conscience sociale et deviennent quelque chose de plus ou moins abstrait. Selon les sondages du FOM, déjà 40% des Russes estiment que le coup d'Etat d'octobre 1917 a eu des conséquences plus positives que négatives et 54% des jeunes interrogés par le Centre Levada sont certains que l'activité de Staline a été dans l'ensemble plus positive que négative.

C'est pourquoi cette initiative de personnalités publiques russes est plus opportune que jamais. Il faut dire adieu, une fois pour toutes, au sombre passé de la Russie. Mais il faut le faire de façon à ce que les générations futures connaissent toute la vérité, qu'elles ne l'oublient pas, afin de ne pas répéter les mêmes erreurs.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала