Soljenitsyne, l'auteur de "L'Archipel du Goulag", n'est plus

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Par Maria Tabak, RIA Novosti
Par Maria Tabak, RIA Novosti  

L'écrivain Alexandre Soljenitsyne est décédé dans la nuit de dimanche à lundi à Moscou, à l'âge de 89 ans. Durant des décennies, on n'a pu prononcer le nom de Soljenitsyne qu'en chuchotant, et lire son principal livre, L'Archipel du Goulag, édité à l'étranger et dont des milliers de copies manuscrites ou dactylographiées furent diffusées en Russie, uniquement la nuit, en ayant bien conscience des risques qu'on encourait.

Ce livre, devenu pour de nombreuses personnes une révélation, et rappelant à beaucoup d'autres le cauchemar des camps de concentration soviétiques, assura pour toujours à Alexandre Soljenitsyne une place particulière dans la littérature russe: celle de l'homme qui a dit à haute voix ce que beaucoup craignaient même de penser. Alexandre Soljenitsyne est né le 11 décembre 1918 à Kislovodsk. Six ans plus tard, il s'installe avec sa mère à Rostov-sur-le-Don.

Il commença l'écriture très tôt: en 1937, il envisagea d'écrire un roman sur la Première Guerre mondiale, projet qui sera réalisé plus tard avec son roman historique La Roue rouge.

Sa passion pour la littérature ne l'empêcha pas d'obtenir le diplôme de la faculté de physique et de mathématiques de l'Université de Rostov. La Seconde Guerre mondiale, en revanche, l'empêcha d'achever sa deuxième formation, en littérature. Il fit la guerre jusqu'au bout et fut plusieurs fois décoré.

Comme cela arrivait souvent à l'époque, les mérites militaires de Soljenitsyne ne le sauvèrent pas. En février 1945, il fut arrêté pour des propos critiques tenus à l'encontre de Staline et de la littérature soviétique dans sa correspondance avec Nikolaï Vitkevitch. Alexandre Soljenitsyne fut condamné à huit ans de détention dans les camps et à l'exil illimité. Il purgea sa peine à Novy Jérusalem (région de Moscou), puis sur un chantier d'habitation dans la capitale, ensuite, en travaillant dans une "charachka" (institut de recherche secret où travaillaient des détenus) dans le village de Marfino, dans les environs de Moscou. Il passa trois années, de 1950 à 1953, dans un camp au Kazakhstan, en y effectuant les travaux habituels. Ces années de détention et, selon plusieurs témoignages, sa guérison miraculeuse du cancer qui lui suggéra de dire la vérité sur la vie dans les camps, formèrent l'écrivain Soljenitsyne.

Une journée d'Ivan Denissovitch a récemment fait son entrée dans le programme scolaire obligatoire. Ce récit décrit en détail la vie d'un détenu soviétique, numéro Chtch-854. Le héros oublie parfois jusqu'à son propre nom, Ivan Denissovitch Choukhov, ce qui rend les horreurs du camp encore plus terribles. Ivan Denissovitch semble même ne voir aucun cauchemar dans les humiliations qu'il subit, et dont il parle comme de quelque chose de normal.

Une journée d'Ivan Denissovitch a été un véritable choc pour les uns, une gifle pour d'autres, et pour d'autres encore, une vérité qui faisait enfin surface. Contraint d'atténuer quelque peu le texte pour la publication, Alexandre Soljenitsyne devint soudain un écrivain célèbre. En 1964, sa candidature fut même proposée pour le Prix Lénine. Le recueil de nouvelles La Maison de Matriona fut publié ensuite en Russie, avant que le nom de Soljenitsyne ne soit prohibé.

Ses romans semi-autobiographiques Le Pavillon des cancéreux et Le Premier Cercle épuisèrent la patience des autorités soviétique. Le "dégel" prit fin, et le thème des camps et des "charachka" devint à nouveau tabou.

Les compatriotes d'Alexandre Soljenitsyne lisaient ses livres en samizdat, au risque de connaître le sort de leurs personnages. En ce sens, la popularité de la récente adaptation du Premier cercle peut sembler d'une amère ironie.

Alexandre Soljenitsyne lutta pendant plusieurs années pour ses droits, pour la publication de ses oeuvres, mais il fut exclu en 1969 de l'Union des écrivains. A ce moment-là, il avait terminé depuis un an le travail sur son principal livre, L'Archipel du Goulag, véritable encyclopédie de la vie dans les camps.

Comme toute encyclopédie, L'Archipel du Goulag est dépourvu d'émotion: il n'y a que des faits, rien que des faits. La crainte, l'arrivée des tchékistes, leur départ, les larmes des parents et le silence des voisins, la vie de ceux restés pour l'instant en liberté et de ceux qui ont complètement oublié ce qu'elle est, la ration des détenus, les enfants dans les camps, les femmes dans les camps, la mort qui n'étonne plus personne. L'Archipel du Goulag décrit un système idéal sans issue, un monde parallèle, dont l'existence est devinée presque par tout le monde, mais qu'on préfère ne pas remarquer, tant qu'il ne nous engloutit pas également. Les sept livres de l'Archipel doivent rappeler au lecteur les sept sceaux de l'Apocalypse de Saint Jean.

Le 12 février 1974, Alexandre Soljenitsyne fut arrêté et, 24 heures plus tard, expulsé d'Union soviétique en Allemagne de l'Ouest. L'écrivain vécut à Zurich, avant de s'installer aux Etats-Unis.

En exil, il continua à travailler, écrivant aussi bien des articles que de nouvelles oeuvres littéraires, y compris de la poésie. Sa passion pour la philosophie religieuse, son penchant pour les romans-épopées et sa longue barbe blanche suscitaient inévitablement des comparaisons avec Léon Tolstoï. La gloire de l'auteur de L'Archipel du Goulag lui conféra une auréole de prophète. Le titre de l'un de ses derniers livres y fait indirectement écho: Comment réaménager notre Russie?

C'est précisément comme un prophète qu'Alexandre Soljenitsyne regagna la Russie en mai 1994. Cet événement suscita une immense attention des médias, les journalistes l'accompagnèrent dans sa tournée à travers la Russie, saisissant au vol chaque mot de l'écrivain.

Cependant, le triomphe fut temporaire. Il découvrit sa patrie changée. Soljenitsyne, dont la santé était précaire, ne pouvait plus travailler autant, et ses oeuvres publiées durant cette période ont été accueillies assez froidement. Son ouvrage monumental Deux cents ans ensemble consacré au problème juif en Russie a même suscité d'acerbes critiques.

Néanmoins, on peut affirmer dès aujourd'hui qu'Alexandre Soljenitsyne n'est pas seulement un classique, et que sa mort n'est pas seulement celle d'un grand homme. Sa mort marque la fin d'une époque, dont le souvenir s'est concentré on ne peut mieux, sous une forme encyclopédique, dans ses livres.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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