Europe de la défense : Cazeneuve y croit-il vraiment ?

© AFP 2023 Eric FEFERBERG Bernard Cazeneuve
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Le Premier ministre à plaidé en faveur d’une défense européenne «indépendante», répondant aux déclarations de Donald Trump, lequel jugeait l’Otan « obsolète ». Pourtant, sa déclaration ne tiendrait-elle pas du vœu pieux dans une Europe dont les traités stipulent que la défense européenne s’inscrit dans le cadre de l’Otan?

L'obsolescence de l'Otan, annoncée par Donald Trump dès la primaire républicaine et le possible retrait des États-Unis de l'Alliance restent visiblement en travers de la gorge des socialistes, qu'ils soient candidats ou ministres.

Mardi, lors d'une séance de questions au gouvernement, Bernard Cazeneuve a plaidé en faveur d'une Défense européenne « indépendante » devant les députés:

« Il faut une Défense européenne, avec des moyens européens, avec des investissements européens, avec une capacité de projection européenne qui rendra l'Union européenne, les peuples et les nations qui la composent, indépendante. »

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Cazeneuve répond à Trump: «il faut une Défense européenne indépendante»
Des déclarations dans la ligne de celles des candidats de la primaire de « la Belle Alliance Populaire », qui lors du deuxième débat, dimanche, n'avaient pas eu de mots assez durs quant à la perspective d'un retrait des forces américaines du dispositif de l'Otan en Europe. La relance de la construction européenne, à savoir plus de fédéralisme notamment en matière de politique étrangère et le renforcement d'une défense commune sonnaient, dans la bouche de chacun des sept candidats, comme l'Alpha et l'Omega de la réponse à apporter à Donald Trump. En somme, l'exact opposé de tout ce qu'il avait critiqué (l'Otan et l'accueil massif des migrants en Allemagne) ou jugé bon (le Brexit).

Des positions que le futur président américain a rappelées dans un entretien exclusif aux journaux britannique The Times et allemand Bild. Notons que si l'Otan est « obsolète » pour Donald Trump, c'est notamment dans le sens où elle ne serait plus en phase avec les défis de notre époque : « elle ne s'est pas occupée du terrorisme » avait-il souligné, avant d'insister sur le fait que les pays membres ne paient pas leur dû à cet outil de défense collectif.

Des déclarations du Premier ministre qui laissent le député socialiste Jérôme Lambert « songeur », particulièrement quant aux termes employés. Comme le souligne l'élu, les États européens sont déjà partenaires en matière de défense dans le cadre de l'Otan, une Alliance à laquelle renvoient d'ailleurs les traités européens :

« Le fait est qu'il y ait une alliance entre nos partenaires européens ne change rien, mais strictement rien, à la donne actuelle. »

Si la constitution d'une armée européenne est un vieux serpent de mer qui ressort régulièrement, moins d'Otan pourrait en effet offrir l'occasion aux promoteurs de l'idée, comme la France, de lancer cette initiative. En effet, nombre de pays européens préfèrent le « parapluie » américain offert par l'Otan à toute défense commune. Cependant qu'en est-il vraiment de cette dimension d'indépendance, évoquée par le Premier ministre? En effet, la France demeure dans le commandement intégré Otan.

Pour Christophe Reveillard, Chercheur au CNRS (UMR 8596 Roland Mousnier, Université Paris Sorbonne), la déclaration de Bernard Cazeneuve fait d'ailleurs figure d'aveu :

« Ce qui est très drôle, c'est que cela signe comme un aveu, c'est-à-dire que jusqu'à présent tous les grands discours sur une armée indépendante sonnaient creux. Ils étaient en réalité totalement connectés à l'Otan et donc tout pilier européen de la défense de l'Occident était en réalité une béquille à l'Otan américain, sous commandement américain, puisqu'on sait très bien que le conseil suprême de défense de l'Otan est dirigé par les américains. »

Ne s'agit-il pas simplement dans l'esprit de Bernard Cazeneuve de pousser plus loin la coopération militaire entre pays européens ? C'est ce qu'a l'air de penser François Lafond, membre du comité éditorial du think-tank européen Volta et maître de conférences à Sciences Po Paris, qui tient à relativiser la portée des propos du Premier minister :

« Je ne suis pas sûr que ce soit l'objectif et que ce soit dans la tête du Premier ministre français, comme d'autres Premier ministres ou responsables européens. »

Pour lui, il s'agit bien de « la capacité pour l'UE de développer un certain nombre d'instruments de défense, indépendamment de l'Otan », en somme de se renforcer, en intégrant et en améliorant les moyens existants, sans remettre en cause leur doctrine d'emploi :

« Il s'agit de mettre en place, par exemple, des bataillons ou des morceaux d'armées nationales capables de travailler ensemble pour éventuellement être déployés ensemble sur des théâtres extérieurs si nous en avions besoin. Mais imaginer une armée européenne, c'est pour le moment de l'ordre du non souhaitable et de l'impossible à mettre en œuvre. »

Soulignons en passant qu'avec l'Eurocorps, cette fusion entre outils militaires de pays européens connaît un début de réalisation, puisqu'il réunit des contingents français, allemands, belges, espagnols, luxembourgeois et polonais. Tout cela s'inscrit d'ailleurs très bien dans le cadre de l'Otan, la devise de l'Eurocorps étant : « Une force pour l'Union européenne et l'Otan ».

« Il peut y avoir une division du travail intelligente, c'est-à-dire qu'on puisse développer des instruments entre pays européens membres de l'Otan, sans qu'il y ait une incompatibilité. »

Nos experts s'accordent pourtant à dire qu'il ne s'agit pas là d'une vraie défense européenne, d'autant plus que certains aspects de la Défense, par leur dimension « éminemment nationale » ne peuvent se partager, comme le souligne Christophe Reveillard :

« Le nucléaire ne se mutualise pas, le nucléaire ne se partage pas, parce qu'il y a un jeu régalien et un jeu de chantage au suicide collectif, c'est ça le nucléaire : c'est la paix par la doctrine de la sanctuarisation du territoire national. »

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Un échelon national qui persiste au sein des pays-membres de l'UE, donnant un net avantage à des coopérations bilatérales entre nations en matière de défense plutôt qu'à la création d'une « armée européenne ». Le concept même d'« armée européenne » nécessite une construction européenne, un degré d'intégration, qui va bien au-delà de celui que nous connaissons actuellement :

« Pour faire une vraie Défense, il faudrait qu'il y ait un État fédéral et une fusion des nations. » souligne Christophe Reveillard, ce que confirme Jérôme Lambert :

« Si on veut aller beaucoup plus loin, cela implique nécessairement une politique étrangère et donc un gouvernement européen, parce qu'il ne peut pas y avoir de politique étrangère sans politique de défense des intérêts stratégiques, économiques etc. donc on est carrément, là, dans le Fédéralisme européen, on en est très loin à mon avis. »

Concrètement, le député socialiste se demande concernant toute « armée européenne » éventuelle : « Elle serait dirigée par qui ? Par la Commission européenne, par le Président du Conseil européen ? »

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D'ailleurs, sur quelles bases un tel commandement unique s'appuierait-il ? Géopoliticien, observateur des relations internationales, Christophe Reveillard souligne les divergences d'intérêts des pays européens :

« Par principe, puisque nous sommes sur une matière régalienne, la Défense — comme la diplomatie — ne peut pas être fusionnée entre les différentes géopolitiques qui existent : l'Angleterre fait encore partie de l'Union européenne, elle n'a pas la même géopolitique que la France, qui n'a pas la même géopolitique que l'Allemagne, qui n'a pas la même géopolitique que l'Italie, etc. »

En tout état de cause, les traités européens actuels ne permettraient pas de bâtir une défense européenne hors de l'Otan, comme le rappelle Christophe Reveillard, pour qui « Bernard Cazeneuve, comme d'habitude, a remué beaucoup de vent pour pas grand-chose » :

« L'article J, qui crée une stratégie diplomatique, et tous les différents articles qui ont suivi sur la Défense ramenaient tous — sans exception — à l'Otan. L'idée d'une politique étrangère, d'une politique de sécurité, commune etc. ramenaient tout à l'Otan. Donc il faudrait remettre à plat l'ensemble des traités et redéfinir une vision fédérale et fédéraliste de la défense européenne, ce qui me semble aujourd'hui tout à fait irréaliste. »

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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