Génocide au Rwanda: le livre de Judi Rever lève-t-il vraiment toutes les zones d’ombre?

© AP Photo / Ben CurtisCrânes de Rwandais massacrés en 1994
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La sortie en France du livre de Judi Rever relance le débat sur l’implication de Paul Kagame, Président rwandais, dans le génocide des Tutsis en 1994. L’auteur de «Rwanda, l’éloge du sang» démonte la thèse officielle imposée par Kigali depuis 25 ans, qui a permis de drainer de l’aide internationale. Entretien.

L’édition française du livre de Judi Rever, journaliste d’investigation canadienne, d’abord paru en 2018 sous le titre In Praise of Blood (Éd. Random House Canada), a failli ne pas sortir.

Les éditions Fayard ont refusé de publier ce brûlot, qui met directement en cause la responsabilité de Paul Kagame dans la préparation et l’exécution du génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda. Une implication qui commence dès l’attentat du 6 avril 1994, lequel a coûté la vie à deux Présidents en exercice, Cyprien Ntaryamira –du Burundi– et Juvénal Habyarimana –du Rwanda–, lorsque leur avion a explosé à l’aéroport de Kigali. À partir de là, «la voie était ouverte pour les actes génocidaires au Rwanda qui ont fait des dizaines de millions de morts, si l’on inclut les guerres au Congo qui s’en sont suivies», explique Judi Rever dans son livre.

Mais les éditions Max Millo ont estimé que l’implication dans ce génocide du Front patriotique rwandais (FPR) –dirigé à l’époque par l’actuel Chef de l’État rwandais–, valait la peine d’être révélée à un public français souvent désinformé. Le 17 septembre est donc sorti à Paris Rwanda, l’éloge du sang, le fruit de vingt ans d’enquête ayant permis de recueillir quelque 200 témoignages inédits d’anciens déserteurs de l’armée rwandaise, de militaires tutsis et hutus, d’enfants soldats, etc.

Un livre de 475 pages reprenant l’essentiel des révélations de la version anglaise, qui avait valu à Judi Rever, avant même sa parution, l’épithète de «négationniste», ainsi que de nombreuses menaces contre sa vie et celle de sa famille, alors qu’elle travaillait dans l’ombre. «Une préface, un prologue et le chapitre sur les crimes du FPR à Bisesero [nom d’une chaîne de collines à l’ouest du Rwanda où furent massacrés plus de 60.000 réfugiés Tutsis, ndlr], ainsi que 120 pages de documents confidentiels» ont été ajoutées dans la version française, a précisé l’auteur lors de sa visite à Paris dans les studios de Sputnik.

«C’est Paul Kagame qui a déclenché le génocide en tuant le Président rwandais. Il a commis un génocide contre les Hutus et il a alimenté le génocide contre les Tutsis en infiltrant les commandos hutus. Comme il a soigneusement brouillé les cartes, on n’a gobé que de la propagande pendant toutes ces années!», accuse Judi Rever au micro de Sputnik.

«Je n’ai jamais nié le génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda», martèle-t-elle. En revanche, cette journaliste d’investigation a brièvement rencontré Pierre Péan en 2016 et tient à lui rendre aujourd’hui hommage. Le journaliste a en effet été l’un des premiers en France à avoir expliqué la «bonne image» de Paul Kagame par la doxa imposée par Kigali sur le génocide rwandais, et avoir été pour cela, lui aussi, étiqueté de «raciste» et de «négationniste».

C’est en effet cette doxa qui a permis au chef de l’État rwandais de se forger, selon Judi Rever, «une légitimité créée de toutes pièces», reposant sur la triple affirmation qu’il «a stoppé le génocide», «ramené la paix au Rwanda» et qu’il a restauré la stabilité en Afrique centrale. «Alors que dans les faits, c’est tout le contraire qui s’est produit», affirme-t-elle.

Traque systématique des opposants

Elle rappelle à ce propos l’acharnement de Kigali contre l’opposante Victoire Ingabire Umuhoza, coupable d’avoir osé dire que «les victimes hutues, comme tutsies, devraient être toutes commémorées.» D’autres ont été «suicidés» dans leur cellule, comme le chanteur Kizito Mihigo, retrouvé mort en prison, en février dernier, à cause de sa chanson demandant «le pardon dans la justice entre Tutsis et Hutus.»

Paul Rusesabagina, l’ancien patron de l’hôtel des mille collines, qui avait sauvé plus de 1.200 personnes pendant le génocide, a été interpellé à Abou Dhabi, puis incarcéré au Rwanda. Lundi 14 septembre, il était inculpé de «terrorisme, meurtre et financement de rébellion» par un tribunal de Kigali. Aloys Ntiwiragabo, l’ex-chef des renseignements militaires du Rwanda, a pour sa part été retrouvé par Mediapart près d’Orléans cet été et a fait l’objet d’une enquête du parquet français. «Ce qui montre que le régime de Kagame peut étendre, aujourd’hui, ses bras loin en dehors du Rwanda», estime Judi Rever.

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Quant au «financier» présumé du génocide rwandais, Félicien Kabuga, arrêté en mai près de Paris après vingt-cinq ans de cavale, Paul Kagame «convoitait ses biens en France depuis longtemps après avoir accaparé ceux qui étaient restés au Rwanda», confirme la journaliste d’investigation. Peu confiant en la justice de son pays, Félicien Kabuga a d’ailleurs demandé à être jugé en France. La Cour de cassation doit se prononcer ce mercredi sur le pourvoi qu’il a déposé pour contester son transfert à Arusha, en Tanzanie, où siège le tribunal de l’Onu qui doit le juger pour génocide et crimes contre l’humanité.

Bien qu’elle ne conteste pas la «réussite de Paul Kagame pour la reconstruction du pays», grâce notamment à l’aide économique dont il a bénéficié de la part des États-Unis depuis la fin du génocide, «son retour au Rwanda a laissé inexpliqués des amoncellements de cadavres», fait-elle remarquer. Et s’il est devenu aujourd’hui l’un des Présidents africains les plus appréciés sur le continent, notamment au regard des prouesses socioéconomiques du Rwanda, ce paradoxe ne devrait plus, selon elle, faire longtemps illusion:

«Avec près de 60% de son budget qui provient des aides octroyées par Washington, il pouvait le faire. Mais c’est vrai que Kigali est aujourd’hui une ville impressionnante», concède Judi Rever.

Car, pour autant, les crimes du FPR en République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) n’ont pas encore été jugés, déplore Judi Rever. Pas plus que ceux perpétrés par les éléments du FPR infiltrés dans les milices hutues «bien avant le génocide» et dont les «exactions avérées contre des Tutsis» est l’une des révélations les plus troublantes de son livre.

Des crimes de guerre au Congo toujours impunis

Du coup, partage-t-elle avec le Prix Nobel de la Paix, le Dr Denis Mukwege, l’homme qui répare les femmes violées du fait de la situation de guerre permanente et des exactions commises à l’Est du Congo, le souhait de créer un tribunal pénal pour la RDC?

«J’y suis très favorable, car il est indispensable d’avoir une Cour internationale au Congo pour juger des crimes de guerre, mais il faut que ce soit un tribunal mixte soutenu par l’Onu. Sans justice, il n’y aura jamais la paix au Congo, comme ne cesse de le répéter le Dr Mukwege», répond sans hésiter Judi Rever.

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En 2010, le rapport Mapping, du nom du rapporteur nommé par les Nations unies, avait selon la journaliste permis de faire un remarquable travail d’enquête sur les crimes de guerre et les violations des droits de l’homme en RDC, à la suite de l’invasion des forces du FPR par Kagame. Mais ce rapport est resté pour l’instant sans effet.

Aucune avancée non plus en vue en ce qui concerne la création d’un tribunal, déjà recommandé par le rapport Mapping, «même si la Belgique pousse en ce sens», constate l’écrivaine, devenue depuis novembre «experte du Rwanda» de Rights in Exile Programme, une ONG qui s’occupe de la protection juridique des réfugiés.

Beaucoup de fonds documentaires inexplorés

Pour la suite, si elle se réjouit que la France ait donné au chercheur François Graner l’autorisation de consulter les archives du défunt Président François Mitterrand sur le Rwanda, force est de constater que «très peu de chercheurs ou de journalistes français s’y sont intéressés»:

«Il y a encore beaucoup de fonds documentaires inexplorés. Déjà, la majorité des archives françaises ont été déclassifiées, mais beaucoup de chercheurs ou de journalistes ne voulaient pas examiner ces archives. Charles Onana, lui, a osé faire le boulot et voir de près!», constate-t-elle.

À l’instar de l’auteur de Rwanda, la vérité sur l’opération turquoise (Éd. L’artilleur), un autre brûlot contre le régime de Kagame, Judi Rever a eu accès aux documents confidentiels des Nations unies et notamment «aux preuves de témoignages considérés comme disculpatoires lors des procès», explique-t-elle. Elle a aussi eu accès à des documents de l’unité d’enquête spéciale des Nations unies sur le Rwanda, confie-t-elle, mais sans donner plus de détails. Pour elle, le gros enjeu reste la «déclassification des archives américaines», les plus stratégiques pour comprendre le génocide rwandais. Elle mentionne également les archives de l’Angleterre, du Canada et surtout celles d’Israël, «qui pourraient également s’avérer une mine»:

«Les liens entre Israël et le Rwanda sont très solides, car Israël a joué un rôle important en formant les officiers supérieurs du FPR. Paul Kagame, lui, a été formé en Ouganda et aux États-Unis, deux pays qui lui ont apporté un soutien indéfectible par l’intermédiaire de Susan Rice», note Judi Rever.

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Susan Rice à qui le New York Times attribuait, dans un article paru en 2013, des «liens proches avec le gouvernement de Paul Kagame quand elle travaillait à Intellibridge, une société d’analyse stratégique à Washington, D.C.». À l’époque du génocide, elle avait déjà rejoint l’Administration Clinton en tant que «directrice des organisations internationales et du maintien de la paix au Conseil national de sécurité», avant de devenir «assistante spéciale du Président» et «directrice senior des Affaires africaines» de 1995 à 1997. Elle sera ensuite nommée par Bill Clinton secrétaire d’État adjointe aux Affaires africaines et, en 2008, ambassadrice auprès des Nations unies par Barack Obama, dont elle fut l’une des principales conseillères.

Quant aux archives de l’Ouganda, elles s’avéreront «capitales», selon elle, pour «mieux comprendre le lien entre Washington et le FPR, qui était indirect.»

«Au début des années 80, les États-Unis ont versé des milliards de dollars à l’Ouganda qui était l’allié principal du FPR de Paul Kagame. Cette aide a été essentielle pour appuyer l’invasion du FPR au Rwanda, en 1990», révèle la journaliste d’investigation.

Sans cet appui militaire, Paul Kagame et ses troupes n’auraient pas pu mener leur politique de terre brûlée qui a servi de terreau au génocide. Ainsi, selon la chercheuse canadienne, si l’Ouganda «a servi de base arrière» dans la préparation du génocide au Rwanda, c’est parce que ce pays voulait se «débarrasser des Tutsis dans son armée et des réfugiés dans les camps» en les réexpédiant au Rwanda.

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