Quand la France vend les bijoux de famille pour nourrir une hypothétique cagnotte

© REUTERS / Charles PlatiauL'Assemblée nationale (France)
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Les députés ont approuvé la privatisation d’ADP et de la FDJ, mesure emblématique du projet de loi Pacte. Alors que certaines voix de l’opposition accusent l’exécutif de faire un «cadeau» aux entreprises qui en récupéreront les concessions, ces privatisations ne reflèteraient-elles pas simplement un manque de vision stratégique de l’État français?

Le projet de loi Pacte refait parler de lui à l'Assemblée nationale où il était examiné cette semaine. Et pour cause, ce texte «fourre-tout» prévoit notamment de lever les contraintes légales qui obligent l'État à détenir la majorité des parts des Aéroports de Paris (ADP), de la Française des jeux (FDJ) et le tiers du capital d'Engie (ex-GDF Suez). Ainsi, son adoption par le Parlement autoriserait le gouvernement à privatiser ces trois compagnies historiques.

Mais au-delà des trois cas directement concernés par cette loi, l'exécutif a entamé ses cessions d'actifs dans d'autres grandes entreprises françaises. Ainsi, le 1er octobre, l'État cédait-il 10,4 millions d'actions de Safran, soit 2,35% du capital de l'équipementier aéronautique. Une opération devant rapporter 1,24 milliard d'euros, une somme qui servira à financer le fameux fonds pour l'innovation et l'industrie. Un fonds doté 10 milliards d'euros, devant servir à financer les «innovations de rupture».

Troquer des actifs industriels pour un fonds spéculatif semble s'inscrire dans la logique d'Emmanuel Macron, qui depuis le début de son quinquennat met un point d'honneur à favoriser les actifs mobiles face à leurs pendants immobiles. Cependant, l'opération déplaît fortement à l'opposition de gauche comme de droite, qui crie à la vente des bijoux de famille.

«On va vendre des actions d'entreprises qui sont rentables et qui rapportent davantage que ce que coûte un emprunt. Donc, en fait, on va se priver d'une rentabilité autour de 10% pour éviter d'avoir à payer des taux d'intérêt inférieur à 1%. C'est absurde, c'est-à-dire que —concrètement- c'est forcément une mauvaise opération financière»,

explique l'économiste David Cayla, maître de conférences à l'université d'Angers et membre des Économistes atterrés, au micro de Sputnik. S'il ne remet nullement en question la nécessité de l'État d'accompagner les entreprises à travers l'innovation, notre intervenant s'indigne quant au fait que l'État ait pu privilégier la cession d'actifs à l'endettement, soulignant que les taux d'emprunt sont bien plus bas que le rendement des entreprises qui seront cédées.

Dans l'hémicycle, c'est le député Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout La France, qui a ouvert le bal des hostilités à l'encontre de la loi, interpellant le 25 septembre le ministre de l'Économie, fustigeant une «absurdité financière totale». L'élu de l'Essonne souligne notamment que les trois entreprises concernées par cette future privatisation (ADP, FDJ, Engie) ont rapporté en 2017 près de 850 millions d'euros de dividendes à l'État (1,4 milliard et 1,5 milliard respectivement en 2016 et 2012), soit bien plus que les 300 millions d'euros annuels de rendement espéré du fonds financé par leur vente. Des éléments qu'il exposait le 1er octobre dans une tribune publiée par Marianne.

«Là, vous vous surpassez, vous allez faire la plus mauvaise affaire de votre vie après l'affaire des privatisations des autoroutes!» lançait le député, depuis la tribune de l'Assemblée nationale.

La cession des autoroutes, «l'une des plus graves escroqueries financières que les Français ont subies» estime le député. Pour rappel, après avoir été amorti grâce aux péages, 80% du réseau autoroutier est finalement cédé par les gouvernements Jospin et de Villepin, entre 2002 et 2006, à des compagnies privées. 10 ans plus tard, jouissant d'une situation monopolistique, les tarifs ont bondi de 20% le tout pour une «rentabilité exceptionnelle» de 20 à 24% épinglée par l'Autorité de la Concurrence.

Pour l'anecdote, lors de leur cession le ministre de l'Économie d'alors, Thierry Breton, avait assuré que l'État garderait la main sur les tarifs de péages. En 2015, moins de 10 ans plus tard et face à leur emballement, Ségolène Royale, alors ministre de l'Écologie, avait décidé de les geler.
Un geste contraire aux termes du contrat liant l'État aux sociétés gestionnaires, par conséquent le manque à gagner de 500 millions d'euros pour ces dernières sera répercuté sur des hausses entre 2019 et 2023. Aujourd'hui, pour éviter «de commettre deux fois la même erreur», l'actuel ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, a promis que l'État garderait la main sur les tarifs.

«Nous prévoirons dans le cahier des charges de cette opération ADP un système de régulation sur les tarifs pour que l'Etat garde la possibilité de réviser les tarifs», a déclaré Bruno le Maire à la presse le 4 octobre.

Bruno Le Maire qui a également pu compter sur la communication PowerPoint, façon start-up, des jeunes Marcheurs de l'Assemblée pour vanter les mérites escomptés de cette cession.

​Ce qui est encore plus inquiétant que de toute notion de rendement ou d'emprunt, c'est le caractère stratégique de certains actifs en passe d'être vendus, ce qui est justement le cas des aéroports parisiens, véritables portes d'entrée du pays par lesquels transitent plus de 100 millions de passagers chaque année. Un partage entre l'État et des sociétés privées qui entraîne déjà un surcoût dans l'exploitation des infrastructures, tout particulièrement dans le cas d'ADP, à en croire David Cayla.

«Ces privatisations de services publics donnent lieu en général à des contrats extrêmement épais, des partenariats public-privé qui sont extrêmement coûteux dans leur gestion même.

Quelle va être la responsabilité de l'État, car c'est lui qui contrôle les douanes? Quelle va être la responsabilité de l'aéroport, car c'est lui qui contrôle les commerces, etc. Qui va recruter les gens qui vont travailler dans l'aéroport? Est-ce que cela va être soumis au contrôle de l'État?»

Notons également que cette privatisation d'ADP —un choix dont la pertinence économique, comme le rappellent Les Échos, «n'allait pas de soi dans les rangs de l'exécutif»- ne sera pas sans coût pour les finances publiques.

En effet, en changeant la loi qui fixe le niveau minimum de participation de l'État et en ramenant à 70 ans la concession de l'exploitation de Roissy et Orly, le gouvernement s'expose au mécontentement des actionnaires minoritaires, doublé d'un risque juridique, ces derniers menaçant de contentieux.

Par conséquent, l'État français devra leur verser un milliard d'euros d'indemnités afin de compenser leur potentiel manque à gagner sur l'exploitation des aéroports parisiens… au-delà de 2088. La somme à débourser risque d'être tout aussi importante que tous les voyants concernant l'évolution —l'explosion- du transport aérien sont au vert.

Une cession d'actifs stratégiques qui là encore en rappelle d'autres, Alcatel et Alstom. Si les deux entités privées de l'ancien conglomérat ont été dispersées entre leurs concurrents sur leurs secteurs d'activité respectifs, la vente de ces entreprises autrefois dans le giron de l'État français relevait toujours de sa responsabilité, comme le souligne David Cayla.

«Depuis la loi Montebourg, l'État a un droit de regard sur certaines cessions d'entreprises stratégiques et il peut du coup bloquer des cessions. Clairement, il ne l'a pas fait. Pourquoi? Parce que je pense sincèrement qu'il s'en fiche. Concrètement, il n'a pas de vision stratégique, il n'a pas de politique industrielle.»

Une absence de stratégie industrielle qui dans un pays comme la France, où le rôle de l'État dans le développement des grands groupes qui soutiennent singulièrement son économie constitue un réel problème. «L'État français a toujours fait ça, depuis Colbert qui avait créé Saint-Gobain à l'occasion de la construction de la galerie des Glaces à Versailles,» souligne l'économiste.

«Le problème, c'est que cela veut dire que c'est une politique industrielle, j'ai envie de dire, à la godille, c'est-à-dire qui concrètement n'a pas de cap,» ajoute notre intervenant.

Pour lui, chercher des connivences entre le gouvernement et certains capitaines d'industrie serait aller trop loin. Selon l'économiste, c'est bien ce manque de vision à long terme en matière d'industrie qui est le centre du problème, un manque de stratégie «en amont» qui rend aujourd'hui les décideurs politiques influençables dès lors qu'un problème survient et non pas une volonté de faire d'éventuels «cadeaux» à qui que ce soit.

«Depuis quelques années, pas uniquement depuis Macron, on a l'impression qu'il n'y a plus du tout de vision à long terme. On est victime des pressions des uns et des autres, on sait que dans l'affaire Alstom, il y a aussi les pressions de la justice américaine et on fonctionne finalement un peu par des réseaux d'amitié.»

Pour David Cayla, les racines de cette «régression absolue» du leadership français en matière industrielle puisent dans les traités européens tels que l'Acte unique de 1986. Ce dernier fixe pour objectif l'achèvement du marché intérieur impliquant, à travers la liberté de circulation des marchandises et des services (l'une des quatre libertés), l'ouverture des marchés publics.

«La politique industrielle est une politique qui vise à favoriser certains secteurs ou certaines entreprises et comme c'est interdit par les règles européennes, on se retrouve face à des États qui sont dépossédés- au nom de la concurrence libre et non faussée —de toutes leurs interventions publiques dans l'industrie et donc finalement, ils arrêtent.»

Une situation européenne qui contraste avec les politiques menées tant aux États-Unis, qu'en Chine ou au Japon «dans lesquelles l'État intervient et va aider ses propres entreprises,» souligne l'économiste.

«Je me souviens par exemple de Nicolas Sarkozy qui avait voulu sauver Alstom, éviter la faillite en procédant à une nationalisation. Il a quand même fallu plusieurs semaines de négociations avec Bruxelles pour que la Commissaire européenne à la concurrence autorise l'État français a racheter Alstom, parce que cela pouvait éventuellement entraîner un dysfonctionnement de la concurrence libre et non faussée. Donc, quand on en est réduit à ça, bien sûr que l'État se dit qu'il ne va rien faire, sinon il va se faire taper sur les doigts par Bruxelles.»

Sous la présidence Hollande, Manuel Valls avait bloqué les ambitions d'Emmanuel Macron concernant ADP, ce qui n'empêcha pas son ministre de l'économie de vendre les aéroports de Toulouse, Nice et Lyon (le quatrième du pays) à des consortiums privés et dans deux cas, étrangers. Des premières mondiales. Aujourd'hui, le tir est visiblement corrigé.

Reste à savoir si la somme d'argent récoltée lors de ces précédentes cessions, devant notamment «contribuer au financement d'autres opérations stratégiques, notamment dans la filière nucléaire, ainsi qu'au désendettement de l'Etat», selon Bercy, ne partira pas simplement en fumée afin d'éponger la possible amende record qui attend Areva aux États-Unis.

Avec une épée de Damoclès pouvant peser jusqu'à 24 milliards d'euros, si celle-ci venait à s'abattre sur le groupe public français, l'équivalent de plus du double des recettes des ventes des aéroports et des entreprises aujourd'hui concernées par le projet de loi Pacte finirait dans les caisses américaines.

Un coup de pouce certainement apprécié lorsqu'on sait que l'amende de la BNP avait notamment permis à la ville de New York d'offrir des tablettes et smartphones à tous ses policiers, le tout sans avoir à augmenter les impôts. Notons que dans cette tempête judiciaire qui se prépare outre-Atlantique, Édouard Philippe, alors directeur des affaires publiques du groupe tricolore, pourrait être également emporté.

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