États-Unis, Chine, Russie, Iran, Djihad: comment l’Asie centrale est devenue une poudrière

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Trois superpuissances à ses frontières, six pays aux steppes gorgées de ressources énergétiques et minières, un islam salafiste grandissant, l’Asie centrale est un point de friction majeur. Ancien diplomate au cœur de cette région explosive, connu pour son franc-parler, l’ex-colonel René Cagnat livre à Sputnik son analyse sans concession.

Akbardjon Djalilov, le djihadiste kirghize d’origine ouzbèke a commis l’irréparable le 3 avril 2017, dans le métro de Saint-Pétersbourg. Bilan de l’attaque revendiquée par Daech*, 14 morts. L’intervention russe dans le conflit syrien, les pogroms d’Och (Kirghizistan) en 2010 contre les Ouzbeks et la réislamisation de l’Asie centrale sont trois facteurs pouvant expliquer ce geste. Problématiques que René Cagnat, ex-colonel et diplomate, aborde largement dans son ouvrage Le Désert et la Source (Éd. du Cerf) à paraître le 20 juin.

Un entretien exceptionnel à retrouver sur notre page YouTube

Bichkek, le nom est exotique aux oreilles françaises, l’endroit a l’air difficile à trouver sur une carte. La capitale du Kirghizistan, pays d’Asie centrale coincé entre Chine, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, ne semble guère connue que des grands baroudeurs, héritiers de Joseph Kessel. C’est pourtant dans ses alentours que vit René Cagnat, ancien consul honoraire de France et ancien attaché de Défense.

Très sévère sur le suivisme français à l’égard des États-Unis dans les guerres de Yougoslavie et la suppression du service militaire, il quitte l’armée en 1999. Son article «Le djihad du Président Bush» publié dans le Figaro du 15 novembre 2001, lui vaut de nombreuses critiques, mais se révélera en tout point prophétique sur les conséquences de l’invasion américaine en Afghanistan.

«Ça a été très dur à vivre. À l’époque, j’étais un peu une victime de l’intervention américaine, j’étais consul honoraire de France à Bichkek, et je n’en disais pas moins de celle-ci que je la trouvais totalement inadaptée. Il ne fallait pas intervenir violemment. On est intervenu violemment à New York contre eux […] Je l’ai dit tout de suite dans un article du Figaro, paru en novembre 2001, que cette guerre était aberrante, que les talibans allaient devenir les défenseurs de l’islam, l’exemple à suivre. C’est exactement ce qu’il s’est passé. Il fallait mener la guerre du renseignement, discrète, bien étudiée, se faire des amis parmi les vieillards qui mènent la société dans ces régions d’Asie centrale, il fallait remettre le roi en place, faire du roi un ami, et tous les Afghans auraient suivi. Au lieu de dépenser l’argent pour cette guerre stupide, il fallait consacrer l’argent à une aide massive.»

En Afghanistan, mais aussi dans toute la région, le phénomène majeur, c’est la réislamisation des sociétés. Le communisme avait affaibli la pratique religieuse durant soixante-dix ans, mais sa disparition, puis le financement de mosquées par les pays du Golfe ont encouragé un regain de l’islam en Asie centrale. Une différente façon de le pratiquer, aussi, avec l’arrivée du salafisme.

«L’Asie Centrale, tout en étant sunnite, était imprégnée par un islam soufi, très détendu, très favorable aux étrangers, un accueil souriant. C’est en train de changer, le soufisme a tendance à laisser la place à une montée de l’intégrisme c’est-à-dire, le salafisme. Cela se voit dans le paysage. Vous avez des femmes qui sont plus voilées, des gens qui vous accueillent moins agréablement […] L’islam progresse et offre une revanche par rapport à l’implantation capitaliste.»

Une réislamisation qui va de pair avec la mise en place de Daech* en Syrie et en Irak, ce qui inquiète grandement les pays de la région. Un exemple, celui de Gulmurod Khalimov, ancien colonel des forces spéciales tadjikes, qui serait devenu en 2016 «ministre de la Guerre» de l’organisation terroriste. René Cagnat recense ainsi pour l’année 2015, sur les 15.000 combattants étrangers de l’État islamique* un millier d’Ouzbeks, un millier de Tadjiks, 600 Kirghizes, au moins 300 Kazakhs et un nombre indéterminé d’Ouïghours et de Turkmènes.

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Plus encore que sa réislamisation, l’Asie centrale est au cœur des préoccupations de grandes puissances. Dix-huit ans après l’intervention en Afghanistan, Donald Trump n’a toujours pas ordonné le retour de l’ensemble des forces présentes sur le terrain. Malgré le bourbier afghan, le «cimetière des empires» dans lequel Washington est empêtré, difficile d’abandonner les bases de Bagram et de Kandahar pour ceux qui ont dû déjà quitter leur unique base au Kirghizistan. L’Asie centrale, vraiment stratégique?

«L’Asie Centrale est sur les arrières de la Russie, qui le siècle dernier s’est particulièrement occupée d’elle. Elle est sur les arrières de la Chine, le Xinjiang n’est que le Far West chinois et il fait partie intrinsèque de l’Asie centrale […] Les États-Unis ne pouvaient pas rester en dehors de l’Asie Centrale, ils y sont intervenus fortuitement à cause de l’attentat du 11 septembre 2001, mais après ils se sont aperçus de tout l’intérêt de l’Asie Centrale.» 

Ainsi, René Cagnat manie à bon escient les concepts géopolitiques du Heartland cher au géographe britannique Mackinder, réutilisés ensuite par le politologue américain Zbigniew Brezinski. L’ancien diplomate évoque le Très Grand Jeu ou le Tournoi des Ombres, dans un ordre mondial multipolaire en cours d’émergence, une réalité en Asie centrale où l’islam sunnite prend son importance et où Washington compense son éloignement stratégique par son établissement sur le bastion afghan, à proximité de quatre puissances nucléaires, aux confins de la Russie, de la Chine, mais aussi de l’Iran, de l’Inde et du monde arabe.

«S’ils quittaient l’Afghanistan, ce serait pour eux renoncer à leur statut d’hyperpuissance. Or l’hyperpuissance, c’est la superpuissance qui domine tout, qui domine aussi les autres superpuissances. L’hyperpuissance peut intervenir dans toutes les régions du monde, avec sa flotte en particulier. L’hyperpuissance est avant tout maritime […] L’Afghanistan, ça leur permet de rayonner sur une région très continentale, le Heartland, dans laquelle leur puissance avant tout maritime est gênée pour intervenir. Le fait d’avoir des bases en Afghanistan complète ce qu’ils ont sur les océans […] Ils seraient désarmés sur une région énorme, qui les place sur les arrières de la Russie et les arrières de la Chine.»

C’est dans ce cadre qu’il évoque le Piège de Thucydide, conceptualisé par Graham Allison, professeur émérite à Harvard. Ainsi, les États-Unis, puissance établie, est comparée à Sparte dans la guerre du Péloponnèse, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Et la Chine joue le rôle d’Athènes, puissance ascendante. Les Spartiates, effrayés de cette nouvelle rivalité, provoquèrent les hostilités: s’ensuivit une guerre de 27 ans, que remporta in fine Sparte. René Cagnat relativise pourtant cette analogie en insistant sur le rôle crucial d’arbitre que jouera Moscou. Il écarte en fait toute éventualité d’intervention préventive américaine tant que la Russie reste proche de Pékin, ce alors même que Washington semble encourager cette alliance sino-russe.

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L’Organisation de Coopération de Shanghai témoigne de ce rapprochement qui fait grincer des dents à Washington. Cette instance de sécurité commune regroupe la Chine, la Russie, ainsi de nombreux pays d’Asie centrale. Sur plusieurs problématiques internationales, notamment le conflit syrien, ces deux États ont fait cause commune. Les sommets des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) est le volet économique de ce rapprochement, mobilisant les grandes puissances en développement face aux Occidentaux. L’ancien colonel témoigne de ses années de diplomatie:

«Dès le début, il y avait cette volonté de la part des Américains de ne pas être sympas avec la Russie, qui était dans une épreuve épouvantable après la chute du Mur, du communisme. Je me souviens qu’à l’époque, le Président Chirac nous avait dit, nous qui étions fonctionnaires, officiers, et qui servions la France en Russie, “soyez gentils avec les Russes”. C’était l’indication de comment Chirac était vraiment un grand homme d’État, et nous avons effectivement été gentils avec les Russes.»

Pourtant, les relations sino-russes ne sont pas un long fleuve tranquille. D’importants sujets de dissensions les séparent et René Cagnat évoque plutôt un avenir plutôt sombre sur ces liens. La Sibérie est confrontée à des phénomènes de poussée démographique et économique provenant de la Chine.

«Le rapprochement actuel va être gâché à mon avis par cette volonté chinoise involontaire et démographique de déborder sur la Sibérie pour récupérer des terres, du gaz et du pétrole.»

Le projet pharaonique des Routes de la Soie risque d’empiéter à moyen et long terme sur les prérogatives de Moscou dans la région, plaçant de fait l’Asie centrale en situation d’extrême dépendance vis-à-vis de Pékin.

«Ils font des autoroutes avec leur matériel, leur personnel, et mettent les pays qu’ils traversent en situation de dette et de dépendance. La Russie, qui va être traversée par ces Routes de la Soie chinoises, va d’abord être importunée, puis gênée. Il va y avoir forcément des frictions.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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