Dix ans d'une guerre non déclarée

S'abonner
MOSCOU. (par Viktor Litovkine, commentateur militaire du RIA-Novosti). Il y a tout juste dix ans la première guerre de Tchétchénie a éclaté début décembre. Il est vrai que nul ne l'a jamais officiellement qualifiée de "guerre". Au début, les opérations militaires sur le territoire de cette république rebelle étaient présentées comme "le rétablissement d'un ordre constitutionnel", ensuite - comme "une opération antiterroriste" et voilà maintenant comme "la lutte contre le terrorisme international". Quoi qu'il en soit, aucun acte juridique à ce sujet n'a été adopté depuis ni par la Douma d'Etat (Chambre basse du Parlement russe) ni par le Conseil de la Fédération (Chambre haute du Parlement russe).

Qui plus est, on ne connaît même pas la date officielle du début de cette "lutte". A partir de quel jour doit-on compter? Peut-être à partir du raid échoué d'une colonne de blindés sous les ordres d'Oumar Avtourkhanov, dirigeant de la partie Nord de la Tchétchénie en opposition au Président tchétchène de l'époque, Djokhar Doudaïev. Or, officiers et enseignes russes, enrôlés par le Service fédéral de sécurité (FSB), s'étaient trouvés alors à bord de ces chars. Où cela remonte-t-il à l'échec des dernières négociations du ministre russe de la Défense, Pavel Gratchev, avec son ancien général Djokhar Doudaïev quand ce leader des séparatistes tchétchènes avait refusé net de se plier à la volonté du Kremlin? Peut-être, tout a commencé avec cette réunion "top secret" du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie où justement la décision avait été prise de lancer des opérations militaires d'envergure de l'Armée russe sur le territoire de la "République d'Itchkérie" autoproclamée?

Force est de reconnaître cependant que la définition exacte de cette date ne change absolument rien dans la nature même du conflit entre Moscou, qui représente le centre de la Fédération, d'une part, et Grozny, qui est l'une de ses 86 entités de l'autre. Somme toute, les causes effectives de ce conflit sont de loin plus profondes que ne le sont les contradictions opposant certains leaders de cette république autoproclamée, ainsi que les contradictions qui persistent entre ces derniers et les leaders du pays. Qui plus est, ces contradictions débordent largement le cadre même de "l'autodétermination de la nation tchétchène" et celui de son droit à une "identité religieuse".

Nul ne contestera que ce conflit plonge ses racines dans l'histoire qu'il s'agisse de cette guerre centenaire que l'Empire russe avait menée au XIX-ème siècle pour dominer le Caucase sans partage ou de la politique stalinienne des nationalités quand les sympathies pro-hitlériennes de certains représentants des peuples du Caucase avaient valu à des centaines de milliers de Tchétchènes - femmes, enfants et vieillards - la déportation dans les steppes stériles du Kazakhstan où ils étaient voués à la faim et à la mort. Plus d'une génération de montagnards doit passer pour que cela s'estompe enfin dans la mémoire du peuple.

Et même dans l'après-guerre, la politique soviétique des nationalités ne s'était pas distinguée beaucoup par sa profondeur et sa perspicacité. C'est justement cette politique à courte vue qui avait jeté les bases de la corruption, le clanisme et le népotisme, phénomènes fâcheux qui se sont étendus à l'ensemble du Caucase du Nord et ont atteint leur paroxysme dans les années de la Pérestroïka. C'est justement alors que le pouvoir central a pratiquement cessé d'exercer une influence sur la situation en Tchétchénie. Comme résultat, tout y est devenu permis: le banditisme tout aussi effréné qu'impuni, les kidnappings en masse de personnes vouées à l'esclavage ou utilisées pour toucher des rançons de plusieurs millions de dollars. C'est aussi à cette époque-là que les trains de marchandises et de passagers traversant la Tchétchénie étaient mis à sac, que des unités et des patrouilles attaquées se voyaient dérober leurs armes, que les non-Vaïnakhs (populations non autochtones) étaient chassés des villes tchétchènes ou tout simplement assassinés pour leurs appartements, et que les wahhabites et les imams sachant à peine lire et écrire se grisaient de leur toute-puissance... Quoi qu'il en fût, tout cela était bien caché à l'opinion du pays. Et si même la presse en rapportait certains exemples, cela n'a jamais été présenté comme un système, mais plutôt comme des "faits isolés".

Et ces excès en Tchétchénie sont devenus particulièrement massifs quand le premier Président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, a promis aux autonomies "autant de souveraineté qu'elles pourraient en avaler". Et voilà que la Tchétchénie rebelle formellement dirigée, à l'époque, par l'ancien général soviétique, Djokhar Doudaïev, mais en réalité par les chefs des bandits a manifesté un appétit par trop démesuré, un véritable appétit d'ogre pourrait-on dire. Ces chefs de file acceptaient la circulation du rouble (et du dollar américain) en Itchkérie, tout en refusant cependant à Moscou tout pouvoir dans la république qu'il fût politique, économique, juridique, militaire ou religieux. Ils n'acceptaient même pas le pouvoir douanier du Centre fédéral. Les avions décollaient de l'aéroport de Grozny pour s'envoler dans tous les pays du monde, mais essentiellement au Proche-Orient, en transportant des armes, des devises, de l'or et des stupéfiants et ce, sans faire aucun cas des procédures douanières ou juridiques.

Ayant proclamé son entière indépendance vis-à-vis de Moscou, Grozny a même réclamé les stocks d'armes lourdes et de munitions russes, arsenaux qui se trouvaient alors en Tchétchénie à titre de réserve intangible en prévision d'une éventuelle guerre d'envergure. Et finalement, Grozny a bel et bien reçu tout cela et ce, pour cette simple raison que le Kremlin ne pouvait pas rapatrier tous ces stocks militaires sans lancer une opération spéciale ou engager des batailles sanglantes. A signaler que ces armes tirent toujours dans la montagne et les villages tchétchènes, que ces munitions - mines et bombes souterraines - explosent encore sous les chenilles et les roues sur les routes en Tchétchénie.

On doit bien reconnaître que la décision du Président Eltsine et du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie pour entamer des opérations militaires contre la Tchétchénie rebelle a été une très grosse erreur. Et ce n'est pas seulement parce qu'à l'époque, tous les arguments politiques et diplomatiques n'avaient pas encore été épuisés pour faire revenir Grozny et ses officiels dans le champ juridique de Moscou, mais aussi et surtout parce que l'armée russe n'était absolument pas préparée à l'époque à cette opération antiterroriste d'envergure qu'elle allait mener. La déclaration de Pavel Gratchev qui se vantait de prendre Grozny avec un seul régiment de paras en l'espace de deux heures tout au plus avait été gratuite et dénuée de tout fondement. Et même des unités d'élite bien entraînées, dont les Troupes aéroportées, n'étaient pas capables de briser la résistance des séparatistes tchétchènes qui avaient armé pratiquement tous les hommes adultes dans la république. La seule opération réussie avait alors été celle du commandant en chef de l'Armée de l'Air de la Fédération de Russie, le général d'armée Piotr Deïnekine. Début décembre 1994, il avait détruit sur l'aéroport de Grozny avec des missiles de haute précision tous les avions tchétchènes, appareils d'entraînement et passagers. Sans cela, "le 11 septembre" serait arrivé à Moscou bien avant qu'il n'arrive à New York et à Washington.

Djokhar Doudaïev avait alors envoyé à Piotr Deïnekine ce télégramme: "Je te félicite d'avoir dominé dans les airs, mais on va se rencontrer sur terre". Or, cette rencontre n'a jamais eu lieu. En été 1996, le général rebelle avait été abattu par un missile tout aussi précis, tiré depuis un avion d'assaut russe. Par ailleurs, la mauvaise préparation de l'armée russe à une opération d'envergure en Tchétchénie avait alors constitué cette crise majeure qui avait divisé la direction de l'époque du ministère russe de la Défense. En signe de protestations contre le mode d'agir de Pavel Gratchev, ses adjoints, les anciens de la guerre d'Afghanistan, les colonels généraux Boris Gromov, Valeri Mironov et Gueorgui Kondratiev, avaient démissionné. Pour cette même raison, avaient refusé de se mettre à la tête de l'opération en Tchétchénie, le commandant en chef de l'Armée de Terre, le général d'armée, Vladimir Semionov, et son premier adjoint, le colonel général Edouard Vorobiev... Et la catastrophe de l'assaut de Grozny dans la nuit du Nouvel an qui avait coûté la vie à plus d'un millier de militaires russes, quand deux cents de chars, de véhicules blindés et de canons automoteurs avaient brûlé est un autre exemple de la "tactique géniale" du "meilleur ministre de la Défense" (C'est ainsi que le Président Eltsine appelait Pavel Gratchev).

Or, ces dix ans de guerre en Tchétchénie ont aussi apporté d'autres malheurs au peuple tchétchène, comme d'ailleurs à tout le peuple de Russie. Boudenovsk et Bouïnaksk, Volgodonsk et Kaspiisk, "Nord-Ost", Kizliar et Beslan, ce sont là les adresses de la douleur et du deuil du peuple, monuments monstrueux d'attentats terroristes. Des centaines de milliers de victimes civiles, des milliers d'infirmes, des centaines de milliers de réfugiés et de déplacés, des villes et des villages tchétchènes en cendres et en ruines, une économie réduite à néant, un chômage massif qui ne cesse de donner naissance à de nouveaux terroristes toutes les heures, des milliers de soldats et officiers russes tués et les déséquilibres psychiques de ceux qui sont revenus de cette guerre apparemment sains et saufs, tout cela se répercutera encore très longtemps sur la société russe.

Le seul effet positif de ces longues années de guerre est que la société et la direction du pays ont fini par comprendre : on ne pourra pas régler le problème de la Tchétchénie par voie militaire. C'est ce qu'a aussi déclaré le Président Vladimir Poutine dans son Message au peuple russe. Le retour à la normale en Tchétchénie et dans l'ensemble du Caucase du Nord, le retour de la Tchétchénie dans le champ juridique de la Russie et le redressement de l'économie tchétchène, sont des tâches compliquées de longue haleine qui demanderont plusieurs années de patience et de retenue, tout en impliquant une sage politique à long terme tendant à réunir des conditions justes et propices au développement de toutes les nations et de tous les peuples habitant le Sud de la Russie, de tous les citoyens de la Fédération de Russie.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала