La famille russe ou l'effondrement des valeurs morales

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MOSCOU, 6 décembre. Par Olga Sobolevskaïa, commentatrice de RIA Novosti. Au cours des dernières années, le nombre des mariages a augmenté en Russie. Mais sur 1000 alliances, 800 se soldent par un divorce. Les unions libres sont devenues à la mode, et environ un tiers des enfants naissent hors mariage. Tout comme dans nombre de pays d'Europe, le taux de natalité en Russie est très faible: on recense en moyenne 1,25 naissance par femme, alors que la norme pour assurer la relève des générations est de 2,13.

La famille en tant qu'institution est en faillite, ou du moins elle s'est "transformée" en même temps que la société au cours de la période de transition. La jeunesse préfère le célibat, estimant que ce mode de vie favorise la réussite professionnelle et permet plus facilement à l'individu de se réaliser et de prospérer. Un tel n'est pas certain de pouvoir subvenir à l'entretien d'une famille: le souvenir est encore frais dans les mémoires des crises économiques, des dévaluations et du chômage qui menaçait dans les années 1990. Et pourtant, nombreux sont ceux qui esquivent ou repoussent la création d'une famille pour une toute autre raison, à savoir le désir de profiter des délices d'une vie exempte d'obligations et de liaisons sérieuses.

"A l'époque des réformes, nous avons misé sur les vertus de la réussite professionnelle, de l'argent, et tout ce dont notre culture pouvait s'enorgueillir - la proximité émotionnelle entre les gens, la chaleur des rapports humains -, tout cela s'est écroulé", commente Olga Makhovskaïa, psychologue, exprimant par la même occasion l'opinion de nombre de ses collègues. L'Eglise Orthodoxe russe, émue au premier chef par la crise de la famille, et qui sonne l'alarme, discerne les racines du mal dans la manipulation des consciences orchestrée par les médias. "Ce sont les médias qui sèment les graines du vice, de l'égoïsme, du culte du confort et de l'immoralité", souligne le Patriarche de Moscou et de Toutes les Russies, Alexis II. Et la conséquence est que "le nombre des couples sans enfant est en augmentation".

Les liens traditionnellement étroits entre les générations se délitent. Et le problème réside moins dans la disparité des valeurs morales et des coutumes entre pères et fils que dans le fait que les parents sont souvent obligés de sacrifier la communication avec leurs enfants au nom des heures supplémentaires, des gains pécuniaires et du bien-être matériel. Les sondages sociologiques montrent que la peur de la pauvreté en Russie hante même les catégories les plus aisées. "Le phénomène de la "babouchka russe" est en passe d'être relégué dans les oubliettes de l'histoire", explique Natalia Roumachevskaïa, directrice de l'Institut des problèmes socio-économiques de la population de l'Académie des sciences de Russie. - De nombreuses grand-mères ne peuvent plus élever leurs petits-enfants comme elles le faisaient dans le passé, tout simplement parce que souvent, même lorsqu'elles ont atteint l'âge de la retraite, elles sont contraintes de continuer d'exercer une activité rémunérée (une pension de retraite en Russie ne suffit pas pour vivre)".

Ainsi on a assisté à l'émergence de toute une génération de "semi-orphelins" - des enfants privés de relations psychologiques stables, de contacts émotionnels avec leurs parents. La famille actuelle remplit avec peine son rôle essentiel de socialisation de l'enfant, d'aide à son adaptation à la société. Par ailleurs, ni les nourrices aujourd'hui si populaires, ni l'école ne sont en mesure de remplir le vide qui s'est créé. Les enfants deviennent orphelins du vivant même de leurs parents. "Nous les déposons comme des valises à la consigne d'une gare dans les jardins d'enfants et à l'entrée des écoles et, quand nous les récupérons, nous nous étonnons qu'ils soient si insensibles à notre égard, surtout au moment où nous commençons à vieillir", note Igor Bestoujev-Lada, psychologue connu.

En ce qui concerne le rôle des époux dansles familles russes, la femme s'active "en solo", comme par le passé, même si, formellement, le pouvoir appartient à l'homme. Au XXème siècle - siècle de guerres sanglantes et de répressions, alors que les hommes mouraient par millions, les femmes s'étaient habituées à être le "sexe fort" et à prendre toutes les décisions. Dans les années 1990, beaucoup de femmes russes se sont montrées beaucoup plus débrouillardes et plus adroites que leurs maris et furent les premières à apporter une certaine aisance à leurs familles en créant de petites et moyennes entreprises. Il est vrai que tous les mariages, durant cette période de maux économiques, n'ont pas tenu. Le "matriarcat" familial, selon Olga Makhovskaïa, présente encore une nuance: les garçons grandissent en devenant des "fils à maman" ou bien d'éternels insurgés. Et il est peu probable qu'ils fassent de bons maris plus tard.

Il faut soutenir les familles nombreuses et celles qui adoptent des enfants, quant aux écoliers, il est indispensable de leur inculquer "le désir de fonder une famille et d'avoir des enfants qui seront une source de joie", souligne Alexis II. La Russie a besoin d'une politique de la famille responsable et d'une propagande judicieuse des valeurs familiales, notamment dans les médias, disent les sociologues. Le Comité de la Douma pour les affaires des femmes, de la famille et de la jeunesse, les différentes organisations publiques et les congrès internationaux "la Famille russe" ne résoudront rien. De nombreuses régions de Russie - du Centre, de la Volga, de la Sibérie - s'efforcent de venir en aide économiquement aux jeunes familles et, en complément aux allocations fédérales forfaitaires, elles attribuent des " primes pour des nouveaux-nés ". A Moscou, les parents âgés de moins de trente ans perçoivent pour leur premier enfant une prime de 16 000 roubles (1 dollar équivaut à un peu moins de 28 roubles). Le troisième enfant "rapporte" déjà 32 000 roubles. Les jeunes mariés bénéficient d'une aide à l'emploi, ils peuvent souscrire des crédits au logement à des conditions avantageuses.

En 2005 se tiendra le festival du film sur la vie familiale, dont l'objectif est de rehausser le prestige de la famille. De temps à autre on voit apparaître des spots publicitaires sur les parents et sur les enfants, il existe des sites spécialement consacrés à la famille sur Internet. Et malgré tout, il est difficile de dire quand la famille redeviendra à la mode en Russie. La conscience sociale est encore en pleine "transformation".

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