Les leçons de la crise ukrainienne

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Par Alexandre Konovalov, président de l'Institut d'analyses stratégiques

(L'Ukraine n'est pas un "cordon sanitaire" entre la Russie et l'Occident, mais un pont qui la relie à l'Europe)

Il est encore prématuré d'analyser les conséquences des événements dramatiques en Ukraine. La collision provoquée par l'élection présidentielle, la confrontation entre le pouvoir et l'opposition, ne s'est pas encore achevée. De toute évidence, conformément au verdict de la Cour suprême de l'Ukraine, le second tour de l'élection présidentielle (un précédent juridique assez inhabituel dans la pratique mondiale)sera de nouveau organisé, une réforme du système politique prévoyant le transfert d'une partie des pouvoirs du président au gouvernement et au parlement, ainsi que la modification de la législation électorale auront lieu. Cependant, il est déjà clair que ce qui s'est produit et se produit actuellement en Ukraine exercera une influence profonde non seulement sur l'avenir de ce pays, mais aussi sur la situation politique en Russie, sur les rapports russo-ukrainiens, les rapports entre la Russie et l'Union européenne et, sur un plan plus large, sur les rapports entre la Russie et l'Occident. On peut affirmer, sans craindre d'exagérer, que la crise en Ukraine et la façon dont elle sera réglée en fin de compte, détermineront, à bien des égards, l'image de la future Europe.

Une politique reposant sur des mythes

Il faut reconnaître que les événements ukrainiens ont déjà eu des effets très négatifs sur les rapports entre la Russie et les pays de l'Union européenne, entre la Russie et les Etats-Unis. La classe au pouvoir en Russie a accueilli très douloureusement le soutien direct et efficace apporté par l'Occident à Viktor Iouchtchenko, en y voyant une stratégie antirusse. Il convient de noter qu'aussi bien la Russie que l'Occident ont commis plusieurs graves erreurs lors de la crise ukrainienne. L'erreur principale réside en ce qui suit: l'Ukraine a été considérée non pas comme un champ de coopération politique éventuelle, mais comme un champ de bataille décisive où se décide une question stratégique: l'Ukraine, restera-t-elle avec la Russie, ou bien se tournera-t-elle irrémédiablement vers l'Occident?

Cette approche de l'élection en Ukraine vue comme un "Stalingrad politique" entre la Russie et l'Occident était contre-productive dès le début, de plus, elle est plutôt le produit de mythes politiques qu'une évaluation adéquate de la situation réelle. Plusieurs mythes ont été particulièrement pernicieux par leurs conséquences.

"Viktor Iouchtchenko est un candidat absolument pro-occidental. Sa victoire signifiera pour la Russie la perte irrévocable de l'Ukraine qui se tournera vers l'Occident et un préjudice culturel irréparable. La civilisation russe perdra ses racines qui plongent dans la Russie de Kiev". Un autre mythe, non moins nuisible, a été formulé comme suit: "Viktor Iouchtchenko est l'incarnation de la démocratie en Ukraine, sa victoire est la seule qui signifie la victoire des forces démocratiques, c'est pourquoi l'Occident doit soutenir ce candidat par tous les moyens imaginables". Pourtant, faire de Viktor Iouchtchenko l'incarnation de la démocratie est, pour le moins, naïf. Son équipe compte cinq anciens vice-premiers ministres et neuf anciens ministres. Il est évident que la nomenclature qui a déjà fait partie des structures du pouvoir et qui a goûté pleinement à ses fruits veut reprendre le pouvoir et accéder aux sommets de l'administration et du commandement. Enfin, il convient de rappeler un autre mythe de la politique réelle: "Viktor Ianoukovitch est un candidat purement pro-russe, par conséquent, sa victoire permettra de mettre fin à l'orientation de l'Ukraine vers l'Occident et de garantir la mise en oeuvre des plans de Moscou visant à créer l'espace économique unique des Etats de la CEI (Communauté des Etats Indépendants) et assurera à la langue russe le statut de deuxième langue officielle enUkraine".

En réalité, Viktor Ianoukovitch traduisait non pas les intérêts de la Russie, mais ceux des groupes financiers et industriels de Donetsk. Sa candidature à la présidence en Ukraine a été proposée par le président actuel Leonid Koutchma, mais nullement comme un successeur fort. L'Ukraine ne manque pas d'hommes politiques bien plus forts et charismatiques qui auraient pu être des concurrents bien plus sérieux pour Viktor Iouchtchenko. Mais le président Leonid Koutchma avait besoin non pas de la victoire de Viktor Ianoukovitch, mais du soutien du puissant clan de Donetsk dans la lutte contre l'opposition de Iouchtchenko pour la réforme constitutionnelle.

La victoire de Viktor Ianoukovitch ne garantissait nullement des privilèges pour la Russie. Au contraire, il fallait s'attendre à l'apparition de certains problèmes. Premièrement, de même que le président George Bush qui, après avoir remporté l'élection, a demandé à ses compatriotes qui ont voté pour John Kerry de le soutenir dans la mise en oeuvre de ses plans, Viktor Ianoukovitch aurait également été contraint de commencer par aller au-devant de ses opposants (avant tout, l'Ouest et le Sud de l'Ukraine) en les persuadant qu'il défend les intérêts de son pays, et non pas ceux de Moscou. Deuxièmement, les groupes financiers et industriels de Donetsk occupent une position très rigide à l'égard de l'accès du capital russe sur le marché ukrainien.

La Russie ne devrait pas non plus considérer la victoire de Viktor Iouchtchenko comme une tragédie et la perte de l'Ukraine. Certes, les positions de Viktor Iouchtchenko sont plus fortes dans les régions occidentales de l'Ukraine où la Russie bénéficie des sympathies d'une partie bien moindre de l'électorat. Mais, en cas de victoire, de même que M.Ianoukovitch, M.Iouchtchenko sera contraint d'aller au-devant des électeurs de l'Ukraine de l'Est. De plus, Viktor Iouchtchenko s'en tient à des positions économiques plus libérales, c'est pourquoi la participation des entrepreneurs russes dans l'économie ukrainienne (de même que celle des entrepreneurs ukrainiens dans l'économie russe) pourrait être plus simple.

En général, les appréhensions russes à l'égard de la candidature de Viktor Iouchtchenko paraissent quelque peu étranges, si l'on souvient qu'il était déjà chef du gouvernement ukrainien, qu'il a déjà traité avec la Russie et que cela n'avait rien de tragique.

Est-ce vraiment une révolution?

De nombreux analystes sont enclins à considérer ce qui se produit actuellement en Ukraine comme une révolution. C'est, probablement, une exagération. Mais c'est un fait que des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue à Kiev et dans d'autres villes. Les partisans de Viktor Iouchtchenko sont les plus visibles et les mieux organisés. Bien que l'élection présidentielle ait pratiquement divisé en deux la société ukrainienne, cette ligne de partage a des repères géographiques précis. La première question à laquelle il faut répondre: pourquoi la lutte routinière entre les clans au sein de l'élite au pouvoir a-t-elle mué en troubles populaires qui ont divisé la nation? Probablement, la cause principale de la protestation non dissimulée des masses n'a rien à voir avec les sympathies pour un candidat ou l'autre. Il s'agit du refus de tolérer plus longtemps le régime oligarchique corrompu simulacre de démocratie, ainsi que de la certitude de la majorité des Ukrainiens que les résultats de l'élection ont été truqués. Il faut avouer que les enjeux de l'élection ukrainienne étaient de taille, car aussi bien la Russie que l'Occident ont essayé d'influer sur leur issue. Un puissant groupe de politologues russes a été envoyé pour soutenir le candidat Viktor Ianoukovitch.

Il s'avère que les méthodes les plus efficaces des techniciens de la politique russes ne prennent pas en considération le facteur suivant: la société et l'opinion publique. En Russie, ces méthodes produisent encore de l'effet, mais elles ne sont plus efficaces en Ukraine. Par conséquent, dans la lutte politique en Ukraine, la Russie est tout suite devenue partie au conflit, ce qui l'a pratiquement privée de la possibilité de jouer un rôle plus avantageux, celui de médiateur dans le règlement.

L'âpreté de l'opposition politique en Ukraine a mis en évidence une autre particularité importante de la situation. L'indépendance d'une Ukraine postsoviétique n'a pas donné naissance à une nation politique unique. Les contradictions et les écarts entre les régions de ce pays sont tellement évidentes et graves que des experts de plus en plus nombreux en tirent la conclusion suivante: l'existence de l'Ukraine en tant qu'Etat unitaire est privée de perspective historique. L'unique moyen de conserver l'intégrité du pays est de créer une Fédération. Cela nécessite la volonté politique des dirigeants ukrainiens, la stabilité politique intérieure et le soutien extérieur.

Quelles leçons peut-on tirer des événements ukrainiens? Premièrement, l'Ukraine actuelle a un système politique et une structure sociale complexes. Il est possible d'exercer une influence positive sur elle, mais en comprenant parfaitement et en respectant les traits nationaux spécifiques de ce pays. Deuxièmement, pour la Russie, l'Ukraine est un pays ami, mais cette réalité peut être remise en cause non pas par les résultats des élections ou les "intrigues" de l'Occident, mais par la politique irréfléchie de la Russie qui ne place pas au-dessus de tout les intérêts bien formulés de l'Etat. Troisièmement, la Russie et l'Ukraine devraient élaborer une stratégie commune d'intégration dans les structures européennes. Quoi qu'il en soit, il est plus raisonnable de considérer l'Ukraine non pas comme un "cordon sanitaire" entre la Russie et l'Occident, mais comme un pont qui la relie à l'Europe. Evidemment, les techniciens de la politique russes ont essuyé une défaite foudroyante en Ukraine, mais l'Occident ne doit pas essayer de profiter de cet échec de la politique russe. Au contraire, il faut essayer de conserver le rôle de médiateur de la Russie dans le règlement de la crise ukrainienne.

La réponse à la question cruciale de savoir si l'Ukraine restera un pays ami de la Russie ou bien si elle sera la ligne d'un nouveau partage de l'Europe dépend des actions judicieuses de la Russie, de l'Occident et de l'Ukraine.

Le point de vue de l'auteur ne coïncide pas toujours avec celui de la rédaction.

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