Une nouvelle année d'illusions perdues

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MOSCOU, 9 décembre. (Par Dmitri Kossyriev, commentateur politique de RIA Novosti). L'année 2004, qui au fond avait commencé par des événements inattendus en Géorgie, où de nouvelles forces avaient accédé au pouvoir en recourant à des méthodes non-parlementaires, s'achève pour la politique extérieure russe sur un scénario analogue, mais cette fois en Ukraine, un pays lui aussi voisin. Quelle que soit l'issue de la crise ukrainienne, le fait même qu'elle se soit produit est suffisant à Moscou, plus exactement à l'élite politique russe, pour qu'elle se débarrasse une nouvelle fois des illusions au sujet de l'avènement de l'harmonie, de la concorde et de l'entraide économique au sein des grandes puissances mondiales.

A la différence des professionnels de la politique et de la diplomatie, le Russe moyen est enclin à vouer un amour aveugle au monde entier, en espérant en retour que la même affection désintéressée sera réservée à son pays. Aussi au cours de la longue histoire russe il a bien des fois souffert en voyant s'écrouler ces illusions.

Au début de l'année qui s'achève nous avions observé une nouvelle montée en flèche de l'enthousiasme russe face au monde environnant. Le monde semblait alors presque merveilleux: l'Amérique était entrée dans une impasse en Irak et avait besoin de l'aide de ses amis pour s'en extirper. Craignant les chambardements américains sur la scène internationale, l'Europe avait donné l'impression de se rapprocher de la Russie, étant avec celle-ci sur la même longueur d'onde au moins en ce qui concerne l'Amérique et l'Irak. Pour ce qui est des rapports avec les autres pays voisins et partenaires de la Russie - CEI, Chine, Inde, etc. - le baromètre était au beau fixe ou presque.

A propos, parmi les principaux acquis de la politique étrangère russe en 2004 il faut placer le renforcement notable des relations avec les deux géants asiatiques susmentionnés, l'instauration de nouveaux rapports avec le Brésil et les avancées en Asie du Sud-Est. Avec tous ces pays la Russie n'avait pas de profondes divergences politiques ou idéologiques, mais toutes sortes de problèmes - techniques, commerciaux et autres - se posaient néanmoins. Y compris avec la Chine, où le non-respect de promesses de livraisons de pétrole avait presque provoqué une crise. Finalement l'année 2004 a été marquée par la solution de nombre de ces problèmes avec pour corollaire un essor du commerce avec ces Etats.

Seulement le principal partenaire économique de la Russie, l'Union européenne, qui entre pour plus de 50 pour cent dans le commerce extérieur de la Russie, a constitué aussi le principal problème en matière de politique étrangère. Les exemples de rencontres internationales de haut niveau à caractère conflictuel ne manquent pas. Ainsi le récent sommet Russie-UE de La Haye et la réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) tenue à Sofia au début de la semaine. Aux Pays-Bas nous avons observé une situation que l'on pourrait comparer au pat aux échecs: l'Europe a pratiquement gelé la création conjointe avec la Russie de "quatre espaces communs", un projet qui montrait comment un pays européen pouvait coopérer étroitement avec l'Union européenne sans pour autant chercher à y entrer. La même chose s'est produite dans la capitale bulgare où le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a refusé de signer tout document final. Par conséquent, c'est comme si le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'OSCE ne s'était pas tenu. Cela signifie aussi que pour la première fois depuis sa création en 1975 l'OSCE a pratiquement suspendu son activité.

Car le sens du travail accompli par l'OSCE consiste en ce que tous les Européens, membres de l'UE ou non, recherchent ensemble dans son cadre les moyens à mettre en oeuvre pour régler leurs problèmes. Lorsque l'OSCE se transforme en organisme chargé par l'UE de contrôler comment d'autres pays appliquent les consignes données par cette même UE, l'Organisation perd sa raison d'être. L'OSCE est nécessaire dans la mesure où elle n'est ni l'Union européenne, ni l'OTAN. Elle ne recèle aucun autre sens.

Il est vraiment paradoxal de constater que l'Europe qui avait presque entièrement fait bloc lors de la crise irakienne est tombée en l'espace d'une année au bas de la liste des partenaires de Moscou. Quant à l'Amérique, qui avait été la cible essentielle des traits de la critique russo-européenne, elle se trouve quand même à plusieurs échelons plus haut. Quelle explication donnée à cela? Elle est assez simple. C'est qu'en confiant une partie de ses réserves de change en hausse au trésor américain, la Russie a indirectement financé l'économie américaine en crise, ce qui a été préjudiciable au "projet UE" et bénéfique pour le "projet Amérique" concurrent.

Prenons encore l'idéologie européenne particulière, en vertu de laquelle l'Europe c'est soit l'UE, soit hors de l'Europe.

L'impression générale c'est que les Européens, dont l'aversion pour l'orthodoxie est bien connue, ne savent pas eux mêmes ce qu'ils doivent faire avec la Turquie. Sans déjà parler de la Russie. La pensée européenne avait vécu les années 90 dans l'illusion que le mouvement général de la Russie était axé sur les valeurs européennes quelles qu'elles soient. Et quand il est devenu évident qu'il n'en était pas ainsi et que les valeurs dans le monde pouvaient et devaient être les plus diverses, l'Europe s'est figée dans la perplexité et elle l'est toujours.

Bien des remarques peuvent être faites sur les résultats bizarres de cette paralysie. Par exemple, les Européens ont montré à la Russie quel prix avaient les valeurs européennes. Soutenir en Ukraine les actions ouvertement illégales de la partie ayant perdu l'élection présidentielle, faire fi du choix fait par la majorité des électeurs, plonger le pays dans une crise et contribuer en fait à sa partition, réclamer indéfiniment de nouvelles élections tant qu'un candidat "européen" n'aura pas été élu, cela ne ressemble guère à l'idéal russe de la démocratie. Ni à l'idéal européen d'ailleurs.

Mais c'est cet idéal qui voici un an avait été mis à contribution en Géorgie avec l'aval de l'Europe. En résultat un conflit a éclaté de nouveau entre Géorgiens et Ossètes à la frontière russo-géorgienne, dans une des zones les plus dangereuses de l'Europe. Et c'est naturellement Moscou qui a été obligé de le désamorcer.

Une autre remarque: pourquoi dans la Communauté des Etats indépendants (CEI) les sympathies européennes vont-elles invariablement à des rebelles oppositionnels quasiment inconnus sur la scène politique ou administrative ou encore ayant des démêlées avec la justice? Ces gens sont-ils indispensables à l'espace post-soviétique?

La question clé est ailleurs: pourquoi précédemment, en Yougoslavie, la Russie avait plus ou moins toléré une situation semblable à la situation en Géorgie, et pourquoi c'est seulement maintenant, pendant ses déplacements en Inde et en Turquie, que le président Vladimir Poutine a décidé d'évoquer ce que les milieux politiques et les médias russes ont déjà évoqué: la dictature des standards politiques dans les affaires internationales, etc.

Bien sûr, les tentatives faites pour semer le chaos en Ukraine, à notre frontière mordent déjà la "ligne rouge". Au début des années 90 ce pays avait déjà été scindé en parties orientale et occidentale, il se trouvait dans une crise profonde. Et c'est au moment où l'Ukraine avait recouvré sa stabilité et remis son économie sur les rails que l'Europe a provoqué la crise que l'on sait.

C'est là une autre raison du franc-parler du président russe. L'année dernière, tout comme cette année, a été marquée en Russie par une croissance économique irrésistible, ce qui la rend plus confiante dans ses forces. Ajoutons à cela quelques événements assez peu connus du grand public concernant le déploiement de nouveaux types d'armes stratégiques ou autres russes, qui toujours aident la nation à conforter son assurance. En d'autres termes, la faiblesse de la Russie des années 90 est révolue sans pour autant que l'on évoque une récupération du statut de superpuissance.

Si à l'époque où elle était réduite à l'humiliation par son économie souffreteuse la nation russe était prête à accepter toute injustice ou toute frappe portée de l'extérieur, maintenant les choses sont revenues à la normale. Pour la Russie cela signifie ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres pays et aussi ne pas admettre d'immixtion étrangère.

Une question se pose: et maintenant? Quelles conclusions Moscou va tirer de l'expérience très ambivalente engrangée en 2004?

Si la croissance économique (et aussi les échanges, notamment avec l'Europe) ralentit, il n'est pas exclu que l'on revienne au style affiché par Vladimir Poutine au début de sa gestion et excluant les conflits et les altercations verbales. Seulement si la tendance actuelle se confirme, les débats idéologiques pourraient se poursuivre mais sans avoir une forte influence sur les liens toujours plus solides entre les patronats européen et russe. Ce qui serait même souhaitable tant qu'un groupe de pays tentera d'imposer de manière agressive ses valeurs au reste du monde et tant que ce dernier résistera timidement ou acceptera gauchement.

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