Août-septembre 1943: comment Tokyo a tenté de réconcilier Staline avec Hitler

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MOSCOU, 26 août (par Anatoli Kochkine, docteur en histoire, professeur à l'Université orientale - RIA Novosti).

Voici quelques années les Archives nationales des Etats-Unis ont mis la main sur une correspondance diplomatique entre l'ambassadeur du Japon à Berlin, le général Hiroshi Oshima, et le ministère nippon des Affaires étrangères, correspondance qui avait été interceptée et décodée par les services de renseignement américains. Ce courrier révèle qu'après la défaite subie par l'armée allemande à Stalingrad en 1943, le gouvernement japonais avait tenté une médiation entre Moscou et Berlin dans le but de mener des pourparlers séparés sur la cessation des hostilités sur le front germano-soviétique.

Ainsi, Hiroshi Oshima avait informé Tokyo qu'Hitler aurait accepté de mettre fin à la guerre contre l'URSS à condition que les dirigeants soviétiques lui cèdent l'Ukraine. A cette occasion l'agence ITAR-TASS a publié une dépêche disant que cette "correspondance déchiffrée ne fournit pas de réponse à la question de savoir si cette proposition a été ou non communiquée à Moscou".

Après la catastrophe de Stalingrad, Berlin avait effectivement envisagé de sonder le Kremlin quant à un "accommodement" avec l'Union soviétique. Alliés de l'Allemagne, les Japonais avaient entrepris de procéder à ce sondage. Mais en poursuivant aussi leurs propres objectifs. Au début du mois de février 1943, après des combats prolongés, les troupes nippones avaient été contraintes d'abandonner Guadalcanal (dans l'archipel des îles Salomon), d'une grande importance stratégique. Cela avait coïncidé avec la capitulation des troupes allemandes à Stalingrad. Conscient qu'un tournant venait de se produire dans la Seconde Guerre mondiale au détriment des pays de l'"Axe", le gouvernement japonais décida de recourir à des manoeuvres diplomatiques. Il élabora un plan de médiation du Japon dans l'organisation de négociations de paix entre l'Allemagne et l'URSS. Selon les Japonais, en cas d'acceptation de Moscou, même si les pourparlers n'aboutissaient pas à un armistice, le fait même de l'existence de contacts entre l'URSS et l'Allemagne devait semer la suspicion et la méfiance des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l'Union soviétique. En effet, les Trois Grands avaient convenu de s'abstenir d'engager des pourparlers séparés avec les ennemis.

En cas de cessation des hostilités sur le front principal, germano-soviétique, toutes les forces de l'Allemagne se retourneraient contre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Ce qui n'aurait pas manqué d'affaiblir les forces des alliés occidentaux dans le Pacifique et de permettre au Japon de redresser la situation dans cette région.

En janvier 1943, les responsables des bureaux de renseignement japonais en Europe se réunirent à Ankara et décidèrent que la mission première de ces bureaux était de contribuer à une interruption de la guerre soviéto-allemande via un accord entre l'URSS et l'Allemagne. Le pot aux roses fut découvert par les services de renseignement américains. Alors, par le truchement de leur ambassadeur en URSS, Washington informa Moscou que depuis quelque temps les Allemands faisaient des propositions insistantes aux Japonais... et que le Japon y aurait répondu en demandant pourquoi l'Allemagne ne conclurait-elle pas la paix avec l'URSS et ne ferait-elle pas de cette dernière un allié?

Le président des Etats-Unis, Franklin Roosevelt, était probablement préoccupé par ces manoeuvres japonaises et dans le message de félicitation adressé à Staline à l'occasion de la victoire des troupes soviétiques à Stalingrad, il a mis l'accent sur la nécessité "de tendre toutes les énergies pour parvenir à la défaite définitive et à la capitulation sans condition de l'ennemi". Dans sa réponse, Staline avait exprimé l'espoir que "les actions conjointes des forces armées des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de l'Union soviétique aboutiront prochainement à la victoire sur notre ennemi commun". Le dirigeant soviétique faisait ainsi comprendre qu'il n'était pas question d'un armistice avec l'Allemagne.

L'ordre du jour du Chef suprême des armées, Staline, publié dans la Pravda le 1er mai 1943, ne laissait aucun doute à ce sujet. Il y était dit: "Le bavardage sur la paix dans le camp des fascistes atteste seulement qu'ils traversent une grave crise. Comment pourrait-on faire la paix avec les brigands impérialistes du camp fasciste allemand qui ont inondé de sang l'Europe et l'ont couverte de potences?"

Néanmoins, au mois d'août 1943, après le revers subi par les Allemands sur le saillant de Koursk, une nouvelle réunion des directeurs des bureaux de renseignement japonais en Europe se tint à Berlin. A cette époque, les membres de l'état-major nippon ne dissimulaient plus leurs doutes quant à la "possibilité d'anéantir l'URSS par des moyens militaires". Les participants à la conférence de Berlin eux aussi constatèrent que l'Allemagne avait à l'évidence perdu la guerre et que sa défaite n'était plus qu'une question de temps. Les dirigeants nippons commencèrent à appréhender le moment où, après avoir vaincu l'Allemagne, et même avant, l'URSS se porterait à l'aide des alliés et engagerait les hostilités contre le Japon pour accélérer la fin de la Seconde Guerre mondiale. C'est la raison pour laquelle les partisans de l'"accommodement" relancèrent leurs manoeuvres diplomatiques.

Le ministère nippon des Affaires étrangères donna des instructions à son ambassade à Moscou pour qu'elle tente de réaliser l'idée des "pourparlers de paix" soviéto-allemands. Toutefois, lorsque l'ambassadeur du Japon Naotake Sato, aborda ce thème le 10 septembre 1943 au cours d'un entretien avec Viatcheslav Molotov, le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères déclara: Dans le contexte actuel de la guerre, le gouvernement soviétique estime totalement exclu un armistice ou une paix avec l'Allemagne hitlérienne ou avec ses satellites.

Cependant, malgré la fermeté du gouvernement soviétique au sujet de l'armistice, un an plus tard le ministre nippon de la Guerre, le feld-maréchal Hajime Sugiyama, et ses partisans se proposèrent une nouvelle fois en qualité de médiateurs dans des négociations sur la cessation de la guerre soviéto-allemande. Ils prétendaient que l'évolution de la situation était propice à cela.

Le 5 septembre 1944, au cours d'une réunion du Conseil supérieur de la guerre, Hajime Sugiyama évoqua en ces termes les chances d'une médiation heureuse du Japon: Se fondant sur les informations fournies par les services de renseignement, le commandement des forces terrestres pense que depuis le début de la guerre contre l'Allemagne l'Union soviétique a déjà perdu 15 millions d'hommes ainsi que la plus grande partie de ses moyens matériels et que pour cette raison elle est lasse de la guerre. Qui plus est, la situation internationale est telle que des contradictions se sont fait jour entre l'URSS et la Grande-Bretagne en Méditerranée, dans le Sud-Est de l'Europe, dans les mers septentrionales et en d'autres endroits. Un affrontement armé entre les Etats-Unis et l'URSS n'est pas non plus à écarter. D'un autre côté, bien qu'Hitler envisage une nouvelle offensive sur le front oriental, il est pleinement conscient du désavantage que représente la poursuite de la guerre contre l'URSS. Voilà pourquoi le moment est favorable à une médiation active du Japon en vue de parvenir à un armistice entre l'Allemagne et l'URSS.

Le but principal poursuivi par Tokyo consistait moins à "faire la paix" entre l'Allemagne et l'URSS qu'à démontrer à cette dernière sa "bonne volonté", de manière à prévenir l'entrée de l'Union soviétique dans la guerre contre le Japon. Le Kremlin en était parfaitement conscient.

En 1944, le gouvernement nippon continua de proposer sa médiation. Il suggéra officiellement au gouvernement soviétique d'envoyer à Moscou une mission japonaise spéciale. Devinant les véritables desseins des Japonais, les dirigeants soviétiques chargèrent l'ambassadeur de l'URSS à Washington d'informer le gouvernement des Etats-Unis du sondage opéré par le Japon. Dans un télégramme en date du 23 septembre 1944, Viatcheslav Molotov chargea l'ambassadeur Andreï Gromyko d'informer confidentiellement les Etats-Unis que "le gouvernement soviétique, sachant bien que la mission mentionnée avait pour premier souci non pas les rapports entre le Japon et l'URSS mais la conclusion éventuelle d'une paix séparée entre l'Allemagne et l'URSS, a repoussé la proposition du gouvernement japonais".

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