Davos : la Russie regarde vers l'Est

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Par Sergueï Koltchine, docteur en économie, chercheur à l'Institut d'économie internationale et d'études politiques de l'Académie des sciences de Russie

Deux sujets ont été largement débattus au récent Forum économique de Davos : la sécurité énergétique et le rôle croissant de l'Asie dans la mise en place du nouvel ordre économique mondial. Pour la Russie, ces deux sujets ont un intérêt tout particulier.

D'une part, elle veut avoir un rôle à jouer parmi les principaux garants de la stabilité énergétique, en raison de sa position de leader en matière d'exportations de pétrole et de gaz. D'autre part, et ce de plus en plus souvent, elle tourne ses regards vers l'Est, consciente des tendances actuelles dans la consommation d'énergie et de ses propres intérêts dans les exportations énergétiques.

Le monde, rappelle le Times britannique, est au bord d'un nouveau conflit pétrolier et la Chine, en concurrence avec les grandes puissances économiques de par ses ressources limitées et son économie en pleine croissance, en serait largement responsable.

Selon un rapport récemment présenté par Worldwatch Institute, une organisation de recherche de renom, la Chine, qui a doublé ces dix dernières années sa consommation de pétrole, s'est hissée au rang de deuxième consommatrice de brut après les Etats-Unis en 2005. Si les économies chinoise et indienne progressent au rythme qu'elles connaissent actuellement, d'ici à 2050, lorsque la consommation journalière de pétrole passera de 85 millions de barils à 200 mbj, la Terre n'aura pas suffisamment de réserves pour couvrir leurs besoins. "Rares sont les géologues qui estiment que la production de pétrole (à cette échéance) constituera ne serait-ce que la moitié de ce volume avant de retomber ", lit-on dans le rapport.

La Chine, l'Inde, le Japon, la Corée du Sud et les pays d'Asie du Sud-Est deviennent, par conséquent, un débouché très prometteur et sûr pour les hydrocarbures russes.

Nombre d'arguments confirment le bien-fondé du développement de "l'axe Est" dans les exportations énergétiques russes.

Premièrement, cela permettrait de régler le problème de l'approvisionnement énergétique de l'Extrême-Orient et, en premier lieu, celui de la création de nouveaux réseaux de distribution de gaz locaux.

Deuxièmement, les principaux gisements "frais" se trouvent en Sibérie orientale et en Extrême-Orient. Et il serait logique d'inviter les pays voisins à investir dans leur exploitation.

Troisièmement, l'Europe de l'Ouest, débouché de longue date pour les exportations russes, manifeste, ces derniers temps, une préoccupation croissante de sa dépendance énergétique "excessive" face à la Russie et est en quête de nouvelles sources d'approvisionnement. C'est ce qu'a indiqué, d'ailleurs, dans son discours d'ouverture au forum de Davos, la chancelière allemande Angela Merkel.

De son côté, la Russie est intéressée à "ne pas mettre tous ses �ufs dans le même panier" mais à diversifier ses débouchés. Voilà qui explique l'attention de Moscou envers les marchés prometteurs de l'Orient.

La Chine et l'Inde, les deux leaders de la consommation énergétique en Asie, ont notablement intensifié ces derniers temps leur coopération avec Moscou dans ce domaine.

En 2005, la Chine a importé 11 millions de tonnes de pétrole russe (9% de ses importations globales de brut). Le rôle de principal fournisseur est aujourd'hui joué par la compagnie pétrolière publique Rosneft. Le fait que Pékin ait accordé un prêt de 6 milliards de dollars pour financer l'acquisition, par Rosneft, d'un autre géant pétrolier russe, YNG, sous la garantie de la livraison, par ce dernier, de 48,4 millions de tonnes de pétrole jusqu'à 2010, témoigne d'une attention grandissante de la Chine envers l'approvisionnement régulier en énergie russe.

Toujours en 2005, Rosneft signait avec le chinois Sinopec un mémorandum prévoyant l'exploitation en commun de gisements situés près de Magadan (en Extrême-Orient, sur la mer d'Okhotsk), en Sibérie orientale et sur le plateau continental des mers arctiques russes. A noter que la plupart des gisements mentionnés dans ce mémorandum sont stratégiques et ne feront l'objet de ventes aux enchères qu'après adoption de la nouvelle loi sur le sous-sol. Mais Rosneft étudie déjà la possibilité d'une coopération avec une autre compagnie énergétique chinoise, CNPC.

La Chine est aussi intéressée à développer le secteur du raffinage en Russie. La compagnie Lungqing, par exemple, a signé un protocole sur l'investissement de plus de 120 millions de dollars dans la construction de raffineries dans une zone de production pétrolière de la région de Tioumen, en Sibérie occidentale.

Jusqu'ici, les exportations de pétrole russe vers la Chine se font par rail, cependant les deux pays étudient des projets d'oléoducs et de gazoducs.

Deux itinéraires pour le futur oléoduc de l'Est ont été dans un premier temps étudiés : le premier devait déboucher sur le port de Nakhodka (sur le Pacifique), le deuxième sur Daqing (Chine). La première variante était défendue par le Japon et a finalement été privilégiée par Moscou qui voulait éviter une dépendance excessive face aux débouchés chinois. Mais la Russie n'en exclut pas moins la possibilité d'un embranchement vers la Chine, d'une capacité de transport de 30 millions de tonnes de pétrole par an.

Pour ce qui est de la construction de gazoducs de Russie en Chine, le tableau n'est pas non plus totalement clair. D'abord, on prévoyait de connecter les réseaux chinois à l'immense gisement de Kovykta, dans la région d'Irkoutsk (Sud de la Sibérie orientale), dont la licence d'exploitation appartient au groupe russo-britannique TNK-BP.

Mais Gazprom, le holding national du gaz russe, semble avoir l'intention de "bloquer" son concurrent et élabore ses propres variantes : d'après la première, dite de l'ouest, la future conduite passera en Chine par l'Altaï et, d'après la seconde, de l'est, par l'Extrême-Orient, avec l'appui des gisements de Sakhaline. Les plans de l'opérateur du projet Sakhaline-1, Exxon/Mobil, de réorienter sur la Chine les futures livraisons de gaz sakhalinois, qu'il destinait, dans un premier temps, au marché japonais, plaident en faveur de cette variante.

Autre partenaire de Moscou en Asie, l'Inde se dit, en des termes encore plus précis que la Chine, être également intéressée par les ressources énergétiques russes. Actuellement, les importations proche-orientales couvrent 80% de ses besoins en brut. New Delhi, cherchant à minimiser les risques, veut appliquer une politique de diversification des sources énergétiques. Un grand groupe pétrolier indien, ONGC, étudie une vingtaine de projets énergétiques en Russie, pour un coût total de 25 milliards de dollars.

Dès à présent, les Indiens détiennent 20% des actions du projet Sakhaline-1 (2,7 milliards de dollars investis par ceux-ci). Avec la compagnie pétrolière publique Rosneft, ils débattent de leur participation à d'autres projets sakhalinois et à la mise en valeur du gisement de Vankor, en Sibérie orientale.

Quant aux conduites de gaz Russie-Inde, leurs projets ne sont pas encore à l'étude. Mais Gazprom s'est dit prêt à participer à l'édification du gazoduc Iran-Pakistan-Inde et a conclu un contrat avec New Delhi sur la prospection et l'exploitation de gisements de gaz dans le golfe du Bengale. Autrement dit, il s'agit d'investissements croisés.

La Russie a la possibilité d'accroître ses exportations de gaz et de pétrole vers l'Est, et bien des choses dépendent aussi des investissements de ses partenaires asiatiques. Mais la politique des autorités russes dans cette sphère reste prudente, et pour cause. On n'a pas encore oublié l'échec des Chinois et des Indiens qui voulaient participer aux ventes aux enchères des compagnies pétrolières Slavneft et YNG. Visiblement, la Russie préfère éviter les prises de participation directe des compagnies publiques de ses voisins dans son domaine pétrogazier, privilégiant sans doute leur participation à des projets concrets. Participation qui leur promet des résultats tout aussi intéressants.

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