Octobre 1993: un plongeon dans l'apathie

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Par Maxime Krans, RIA Novosti
Par Maxime Krans, RIA Novosti

Les événements qui se sont déroulés à Moscou il y a quinze ans, les 3 et 4 octobre 1993, sont évalués de façon différente par leurs participants et leurs témoins, ce qui, en soi, est tout à fait naturel. Les historiens ne sont pas non plus unanimes. Ce qui n'a rien d'étonnant non plus, du fait que du point de vue historique, une période trop courte nous sépare de ces événements. Mais une chose est néanmoins surprenante: la majorité écrasante des Russes semblent avoir effacé de leur mémoire tout souvenir de ces deux jours.

Les résultats d'un sondage publiés jeudi par le Centre Levada témoignent, selon les auteurs de l'étude, du fait que "la population russe a en somme une idée très vague de ce qui s'est passé en octobre 1993". 60% des personnes interrogées n'ont rien su dire de précis en la matière. Une telle "absence de mémoire" pourrait sans doute être expliquée par une réaction de défense de la mémoire humaine, qui efface, tôt ou tard, les souvenirs rattachés à des événements effrayants ou honteux. Et c'est ainsi précisément que l'on peut caractériser ce mois d'octobre "noir".

Néanmoins, je suis certain qu'il est nécessaire de se rappeler cet épisode historique, car il permet de comprendre beaucoup de choses de l'histoire de la Russie, y compris contemporaine.

Que s'est-il passé à l'époque? Une confrontation sévère entre Eltsine et le Soviet suprême des députés du peuple, une tentative d'impeachment contre le président, la signature du décret N°1400 "Sur la réforme constitutionnelle par étapes" dissolvant le parlement rebelle, l'invalidation de ce décret par la Cour constitutionnelle, des agressions dans les rues moscovites organisées par les sympathisants de [Viktor] Anpilov [leader du mouvement La Russie laborieuse - ndlr.] et de [Alexandre] Barkachov [leader du mouvement ultranationaliste l'Unité nationale russe - ndlr.] (qui connaît aujourd'hui ces noms-là?). Puis l'assaut échoué du centre de télévision Ostankino, les fenêtres noircies de la Maison blanche en feu, les cadavres sur le stade de Krasnaïa Presnia [quartier entourant la Maison blanche - ndlr.]...

L'année 1993 fut une année de perturbations douloureuses, une année qui a marqué un grand tournant politique. C'est à cette époque, en fait, qu'a été étouffé dans son berceau le parlementarisme nouveau-né et que la fameuse verticale présidentielle du pouvoir a vu le jour. Cette même verticale que l'administration d'Eltsine n'a cessé de raffermir d'année en année et que son successeur Poutine a définitivement consolidée.

Cependant, à la différence du mois d'août 1991 [le coup d'Etat, ou le putsch, organisé contre Gorbatchev par les communistes conservateurs mécontents de ses réformes - ndlr.], les événements d'octobre 1993, malgré leur caractère tragique et les nombreuses victimes, ne se voulaient pas révolutionnaires, il s'agissait plutôt d'une lutte entre les responsables de haut rang pour le pouvoir et le reste des biens de l'Etat. Iouri Levada a été le premier à le dire, en dressant le bilan de cette année de crise. Le chercheur a fait ressortir le changement décisif qui est alors survenu dans la conscience collective, à savoir la formation d'un mécanisme de défense caractérisé par une apathie politique de masse. Cette même apathie a protégé une grande partie de la population contre les "passions du pouvoir", a permis d'éviter une guerre civile et contribué à la "survie sociale et même physique du peuple dans des conditions de troubles parmi les milieux dirigeants".

Une telle indifférence est le résultat de l'effondrement des illusions. Pendant les années d'euphorie de la perestroïka puis des premières réformes démocratiques et de marché, nombreux étaient ceux qui étaient certains que les changements intervenus porteraient leurs fruits un ou deux ans après. Les sondages de l'époque montraient que 80% des Russes croyaient qu'à la suite des réformes, tout changerait, tout irait mieux. Par conséquent, la plupart des gens en 1993 étaient encore enclins à penser: "La vie est difficile, mais on peut la supporter". Après le mois d'octobre 1993, les espoirs romantiques - qui n'avaient guère de fondements - se sont écroulés.

La déception par rapport aux leaders "démocratiques", les doutes quant à leur infaillibilité et la crise de confiance en général ont certainement eu leur part de responsabilité également. Un produit typique de l'époque totalitaire, un homme qui n'a jamais réussi à abandonner son mode de pensée "obkom" [comité régional du parti communiste - ndlr.], Boris Eltsine n'est jamais devenu un vrai démocrate, bien qu'il se soit transformé en anticommuniste. On pourrait dire la même chose de ses principaux "compagnons d'armes-opposants", le brave général Alexandre Routskoï et le professeur d'économie Rouslan Khasboulatov. Pour cette raison, les décisions qu'ils adoptaient se caractérisaient par une inconséquence épouvantable, le passage rapide d'un extrême à un autre et un mépris envers les besoins du peuple.

Dans son livre paru à cette époque, le philosophe et essayiste Guy Sorman indiquait qu'une révolution libérale supposait l'existence de libéraux qui pourraient la mettre en oeuvre, mais de vrais libéraux et non de simples bavards juste bons à déployer des "villages Potemkine" avec l'inscription "économie de marché" sur les façades.

Or, parmi les leaders russes, il ne s'est trouvé personne capable de défendre leurs idéaux sincèrement et avec esprit de suite. [Iegor] Gaïdar [premier ministre russe en 1992, partisan de la libéralisation de l'économie- ndlr.] a été exclu du gouvernement avec toute son équipe, et la mise en oeuvre des réformes a été confiée aux partisans de Tchernomyrdine.

La Constitution même, qui aurait dû immortaliser les "acquis démocratiques", n'a fait qu'entériner le pouvoir du "tsar Boris", et les droits et libertés qu'elle avait promis se sont justement révélés être des "villages Potemkine". C'est pourquoi, afin de sauvegarder son pouvoir, Eltsine a eu besoin, plus tard, d'organiser une "petite guerre victorieuse" en Tchétchénie et d'avoir dans son entourage un puissant clan d'oligarques.

Pour la plupart des Russes, qui n'ont pratiquement jamais vécu dans les conditions d'une véritable liberté et qui ne connaissent pas la vraie démocratie, ces notions sont restées des "paroles douces" décrivant quelque chose d'inconnu.

A compter de cet "octobre noir", l'activité politique des citoyens russes, à peine réveillée pendant la perestroïka, s'est petit à petit réduite à néant. Résultat: à l'heure actuelle, selon le VTSIOM (Centre russe d'étude de l'opinion publique), 60% des Russes ne s'intéressent pas du tout à la politique. Cette proportion est encore plus importante parmi les jeunes - 68%. La véritable raison de cette attitude a été citée lors d'un autre sondage, organisé conjointement par le Centre Levada et le centre UE-Russie. 94% des personnes interrogées ont déclaré que tout ce qui se passait en Russie ne dépendait "pas du tout" ou dépendait "extrêmement peu" d'eux.

Comme auparavant à l'époque de l'esclavage, le peuple aujourd'hui se tait. Il est, bien entendu, très commode de diriger un tel peuple, mais faut-il croire en la loyauté de cette "majorité silencieuse"?

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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