Un dîner en ville qui passe mal

© AP Photo / Michel EulerEmmanuel Macron face aux intellectuels
Emmanuel Macron face aux intellectuels - Sputnik Afrique
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Emmanuel Macron a convié 65 «intellectuels» pour discuter avec lui à l’Elysée dans le cadre du «Grand débat» le lundi 18 mars. L’acte est assez insolite en France pour mériter l’attention.

La réunion s'est prolongée fort tard, notre Président ne résistant pas à l'envie de s'épancher en long, en large, et parfois en travers. C'est même l'une de ses caractéristiques, comme il l'a montrée à loisir dans le «grand débat». Au-delà de ces péripéties, l'acte comme la méthode s'avèrent très révélateurs d'une conception et d'une pratique du pouvoir et nous permet de lire la personnalité d'Emmanuel Macron. Le choix des personnes invités, l'organisation de cette rencontre, tout porte la marque d'un homme, ou plus précisément d'un adolescent, en recherche de reconnaissance.

Un débat très organisé

Emmanuel Macron avait ainsi convié 65 personnalités du monde de ce que l'on appelle la science et les lettres. La liste peut être consultée ici.

© SputnikEmmanuel Macron a convié 65 «intellectuels» pour discuter avec lui à l’Elysée dans le cadre du « Grand débat » le lundi 18 mars
Emmanuel Macron a convié 65 «intellectuels» pour discuter avec lui à l’Elysée dans le cadre du « Grand débat » le lundi 18 mars - Sputnik Afrique
Emmanuel Macron a convié 65 «intellectuels» pour discuter avec lui à l’Elysée dans le cadre du « Grand débat » le lundi 18 mars

Remarquons tout d'abord le mélange des genres. Les «écrivains» et membres de centre d'influence (les «Think Tank» en franglais spoken) ne se situent pas au même niveau que d'autres scientifiques, aux qualités indiscutables. Il convient de noter le faible nombre de juristes (3 seulement, et peu représentatifs) par rapport aux économistes (pas moins de 12). Macron avait-il peur que des théoriciens et des praticiens du droit lui reprochent certaines de ses pratiques et de ses commentaires? Ou bien se sent-il au-dessus de ce genre de considérations? On ne le saura jamais.

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Notons au sein des économistes invités l'absence quasi-complète de ceux que l'on qualifie «d'hétérodoxes». Pourtant, la France a donné beaucoup à la pensée économique. L'absence de noms tels ceux de Michel Aglietta, de Robert Boyer, d'André Orléan, de Piketty, de Bruno Amable, voire, et même si je désapprouve ce qu'il écrit, de Jean Tirole, est caractéristique d'une méthode. Celle de choisir des «copains», ou des gens dont on le sait proche comme Aghion, Cette, Pisani-Ferry et qui ont travaillé pour lui.

Chez les sociologues, on avait sélectionné des noms certes un peu plus pluralistes, mais dont on savait bien qu'aucun ne poserait de véritable problème. Remarquons, enfin, l'absence de toute une partie importante de la communauté scientifique française, les anthropologues, les ethnologues et les démographes. Ainsi Maurice Godelier, Emmanuel Terray, Marc Augé, Alban Bensa mais aussi Emmanuel Todd ou Michelle Tribalat n'ont pas été jugés «dignes» de s'entretenir avec la Président. De même, on ne relève aucun géographe, alors que tout le monde s'accorde pour penser que dans la crise actuelle des «Gilets Jaunes», il y a une profonde dimension géographique.

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Ces absences sont significatives. On discute dans l'entre-soi. Cela montre aussi une méconnaissance profonde des causes de la crise que nous vivons. Mais, l'objet de cette réunion n'était justement pas d'analyser les causes de la crise, mais de faire de la communication

Du débat au «non-débat»; du «non-débat» aux ébats d'égo

Certains des participants l'ont dit et écrit. Il n'y a pas eu de «débat». Dominique Méda l'a souligné. Dans une tribune écrite pour le journal Libération, cette dernière écrit: «Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir.»

On ne saurait mieux dire. Tout avait donc été mis en place pour flatter l'égo du maître des lieux. Le Président a donc resservi sa soupe, ce brouet refroidi qu'il ressert dans les différentes réunions où il apparaît.

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Non qu'il n'y ait eu des questions acérées. Ainsi, Michel Wieviorka a-t-il lancé au Président: «Etes-vous l'héritier d'une longue décomposition du modèle politique?». Question fort juste; Macron n'est pas arrivé au pouvoir par hasard. Question pertinente; être l'héritier d'une décomposition (et non en «avoir hérité») signifie aussi que l'on en fait partie. Le Président aurait pu répondre. Il n'en a rien été. De questions pertinentes, il y en eu d'autres, mais il faut bien l'avouer pas beaucoup. Irène Théry a fait la liste des reniements du Président, chose utile, mais, il faut bien l'avouer, insuffisante. Et cela révèle aussi une autre dimension de ce soi-disant «débat». Car, si le Président avait tout organisé pour se mettre en valeur, avait tout organisé pour que cette réunion soit une promotion de sa personne, bien des participants sont tombés dans le panneau. Flattant son égo, Emmanuel Macron ouvrait aussi la porte aux égaux des autres. Et cela révèle aussi un aspect, plus déplaisant, des pratiques de la communauté scientifique: la déférence envers les puissants, la fascination pour les fastes et les ors du pouvoir.

Car, quand Dominique Méda écrit: «Nous étions son faire-valoir» disons-le, elle aurait pu s'en douter. Et, le fait est important, aucun de ces chercheurs, des ces intellectuels, se rendant compte du piège dans lequel il était tombé, ne s'est levé et n'a quitté la réunion. Cela signe, aussi, le degré de corruption, même si cette dernière est largement implicite, qui atteint la communauté scientifique.

Osons un rapprochement…

On peut, alors, tenter un rapprochement pour montrer ce qu'une telle réunion aurait pu être. Car, si la pratique de ces réunions est pour tout dire peu fréquente en France, il n'en va pas de même dans d'autres pays. Ainsi, au début de l'année 2000, Vladimir Poutine, alors Président de la Russie par intérim (il remplaçait Boris Eltsine, démissionnaire, et ne devait être élu que quelques semaines plus tard) s'était rendu à une réunion du Presidium de l'Académie des Sciences de Russie pour y parler de la guerre en Tchétchénie et de la situation au Caucase du Nord. Ces sujets étaient brûlants, et l'on se souvient de la situation, alors dramatique, qui existait en Russie.

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Vladimir Poutine ne convoqua pas des scientifiques, dûment triée sur le volet, mais il se rendit devant une assemblée de l'Académie des Sciences, sans prétendre pouvoir choisir des contradicteurs. Rappelons ici que l'Académie des Sciences de Russie est un organe purement scientifique, une sorte de méga-CNRS. Poutine était venu avec d'autres responsables, et notamment le Ministre de la défense Igor Sergeyev, le responsable du service fédéral de sécurité (FSB) Nikolai Patrushev et le Ministre des affaires fédérales et des nationalités, Alexander Blokhin. La discussion, dont des aspects ont été révélés de manière tant officielle qu'officieuse put être qualifiée de « franche ». Vladimir Poutine essuya des critiques, tant de formes que de fond. Il ne s'en offusqua pas. Car, son objectif n'était pas de faire de la « communication » mais de rassembler des éléments susceptibles de l'aider dans sa politique.

Alors, on peut porter le jugement que l'on veut sur cette politique, mais on doit reconnaître que la méthode avait une autre efficacité, et une autre dignité, que le triste spectacle l'on a vu le lundi soir 18 mars à l'Elysée. Verrait-on Emmanuel se présenter avec ses proches collaborateurs devant une réunion des directeurs de recherches du CNRS?

Poser la question, c'est — hélas — y répondre.

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