Violences dans les zones sensibles: faut-il armer les policiers… de caméras?

© AFP 2023 CLEMENT MAHOUDEAUpolice nationale en banlieue
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Dans les zones de non-droit, la guerre de l’image fait rage. Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de provocations à l’encontre de la police et d’accusations de bavures. Faut-il équiper les policiers de caméras pour mieux restituer les circonstances? Enquête.
«À beaucoup de reprises, j’ai dû utiliser mon téléphone pour judiciariser une infraction, apporter les preuves d’un rodéo… puisque ma parole ne fait plus foi», a confié à Sputnik un fonctionnaire de police, sous couvert d’anonymat.

Les policiers le savent: ils sont maintenant souvent filmés, et rarement à leur avantage. C’est devenu un fait: la guérilla dans les zones sensibles se double d’une guerre des images. Ici, et aussi en marge de manifestations d’ampleur, la moindre échauffourée ou interpellation qui dérape peut finir sur les réseaux sociaux… voire au journal de 20h. 

De quoi relancer dans le débat public l’idée des «caméras-piéton», ces petites boîtes qui font plutôt le bonheur des sportifs de l’extrême, en immortalisant un saut en parapente ou la descente à vélo d’une montagne, à tombeau ouvert. Mais ces caméras pourraient-elles aussi sauver la mise aux policiers innocents cernés par des caméras et quelquefois menacés de lynchage numérique? Le policier avec qui nous avons discuté y est en tout cas très favorable.

Dans les rues, la guerre asymétrique de l’image

«Les gens s’imaginent qu’il y a bavure à la moindre interpellation musclée, dès qu’il y a une amenée au sol», poursuit notre interlocuteur. Bien sûr, des dérapages policiers ont été commis, mais dans bien des cas les éléments manquent pour comprendre des circonstances souvent complexes. Le problème principal? La disparition des précieuses secondes ayant précédé le drame, et avec elles les outrages et rébellions éventuels. Les internautes jugent donc, privés d’innombrables tenants et aboutissants.

Cas d’école: l’accident de Villeneuve-la-Garenne, qui a provoqué les émeutes n’a pas été capturé. La portière a-t-elle été ouverte volontairement par le policier exaspéré? Ou le délinquant multirécidiviste, conduisant une motocross sans casque et sur le trottoir, a-t-il délibérément foncé sur l’agent? Seules ont circulé des images de riverains accusant les policiers.

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Et le phénomène n’est pas près de diminuer. Le collectif «Urgence notre police assassine» a lancé le 24 avril l’application UVP –Urgence violences policières. Avec elle, il devient possible de filmer une intervention des forces de l’ordre et d’envoyer instantanément les images sur les serveurs du collectif, avec géolocalisation… afin que les forces de l’ordre ne soient pas en mesure d’effacer les images ou de saisir le téléphone.

«Filmer la police peut sauver des vies», scande le collectif. «La police peut sauver des vies», a rétorqué, scandalisé, le syndicat SGP Police, voulant rappeler la vocation première des forces de l’ordre. Du côté de Synergie officiers, on s’inquiète de cette «guerre médiatique asymétrique.» La lutte serait selon eux inégale: «les policiers doivent pouvoir filmer à visage découvert les provocateurs délinquants qui les harcèlent et diffuser les images pour montrer la réalité de nos interventions. Halte à la censure à sens unique

USA-France: les problèmes diffèrent quelque peu

La situation peut sembler analogue à celle que connaît l’Amérique, où la police est accusée de violences, notamment par les minorités afro-américaines. Et même de meurtre, alors que les affaires Trayvon Martin en 2012 en Floride et Michael Brown en 2014 dans le Missouri avaient secoué le pays. Les méthodes du collectif Urgence note police assassine sont d'ailleurs calquées sur celles de groupes de pression communautaires comme Black Lives Matter. Conséquence: en 2016, 84% de l’opinion américaine se révélait favorable aux caméras embarquées, selon un sondage YouGov. Mais les termes du débat diffèrent profondément: aux États-Unis, les partisans des caméras-piéton veulent freiner l’usage des armes à feu et donc les bavures policières. En France, il s’agirait de rétablir un semblant d’équilibre pour les agents.

En France, 10.400 caméras achetées pour rien

Le projet est d’ailleurs entré en expérimentation en France au printemps 2013. Pourtant, jusqu’ici, la Police nationale n’en a pas réellement systématisé l’usage. En janvier 2019, en pleine révolte des Gilets jaunes, Christophe Castaner avait souhaité équiper les agents armés de LBD de telles caméras pour répondre aux accusations de violences. Mais un an plus tard, le 22 janvier 2020, le Canard enchaîné dévoilait que les 10.400 modèles livrés à la police française n’avaient guère apporté satisfaction: les caméras étaient restées au fond des tiroirs. Et tout ça pour la modique somme de 2,3 millions d’euros, selon le Canard enchaîné.

Jusqu’ici, la hiérarchie policière affirme que ces petits boîtiers noirs sont «à la disposition des agents.» Mais du côté de ces derniers, le modèle a déçu: avec une autonomie de 4 heures pour des vacations de 12 heures, une qualité médiocre et une fragilité inquiétante, les fonctionnaires de police eux-mêmes n’ont pas été convaincus. D’autant plus qu’ils n’ont pas accès aux images pour débriefer leur action éventuelle. Bref: «beaucoup de contraintes pour peu de bénéfices», nous souffle le fonctionnaire de police sous couvert d’anonymat. Et ce, malgré le besoin qu'il ressent en la matière.

À Versailles, le test s’est avéré très satisfaisant

Certaines communes françaises ont toutefois équipé leurs policiers municipaux de caméras, avec satisfaction, à Limoges ou encore Versailles. Cette dernière a investi 20.000 euros pour 8 boîtiers et le stockage des images en novembre 2019. Nous en avons discuté avec l’avocat Thierry Voitellier, adjoint au maire de Versailles chargé de la sécurité, qui a piloté le projet. À l’origine, les agents étaient pour le moins réservés: «ils pouvaient se sentir un peu fliqués», nous confie-t-il en riant. Pourtant, après un mois d’essai, ils en sont revenus «conquis», notamment après avoir remarqué que «les caméras permettaient d’apaiser les situations très tendues sur le terrain»:

«Dès que les policiers préviennent du déclenchement de la caméra, le ton change», se félicite Thierry Voitellier au micro de Sputnik.

Souriez, vous êtes filmés: les caméras dissuadent donc. Mais elles sont de surcroît «une aide à la décision judiciaire»: en aval, elles sont un «moyen de protéger les policiers», en attestant de leur professionnalisme en cas d’incident:

«La parole des policiers est malheureusement souvent remise en cause. Les juridictions peuvent constater qu’ils sont parfaitement professionnels et, qu’en face, ils ont des comportements outrageux», constate l’adjoint au maire chargé de la sécurité.

Le boîtier n’est bien entendu pas le même que celui livré à la Police nationale. À Versailles, le policier peut déclencher la caméra quand il le souhaite. Le déclenchement est aussi automatique s’il dégaine son arme de poing. Les caméras tournent cependant en continu: les cinq minutes précédant le déclenchement sont donc enregistrées pour restituer l’ensemble de la scène. Ajoutez à cela le fait que tous les agents d’une patrouille en sont équipés, et l’incident peut être filmé sous de multiples angles.

La scène entièrement restituée

Mais le but n’est pas de réaliser une superproduction cinématographique. Ainsi, les caméras infrarouges ont-elles été écartées: les zones sombres restent sombres. À Versailles, les caméras ont été choisies pour restituer ce que les policiers voient réellement. Ainsi cette technologie permet-elle, selon Me. Voitellier, «de palier la froideur d’un procès-verbal.» Sans pour autant menacer le respect de la vie privée, précise l’avocat. La consultation des images est en effet restreinte aux réquisitions judiciaires. Si aucune réquisition n’advient, les images sont détruites au bout de dix jours.

Un bémol toutefois pour les policiers: les vidéos ne peuvent donc pas être postées sur les réseaux sociaux pour répondre aux images dénonçant le comportement des policiers, et mettre immédiatement fin à une polémique.

Le résultat: dix fois moins de plaintes contre la police

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Mais à l’étranger, l’effet politique de cet outil est indéniable. Une étude a été menée à Washington D.C. selon des critères scientifiques. Un groupe test équipé de caméras et un groupe de contrôle non équipé ont été suivis, les deux agissant dans un contexte identique. Les résultats ont surpris les partisans qui espéraient réduire les bavures policières: l’étude constate en réalité que les caméras ne modifiaient ni le comportement des agents ni l’usage des armes par la police. En revanche, selon cette note publiée en 2014 par le Journal of Quantitative Criminology, l’usage de caméras a fait passer le nombre de plaintes contre les forces de l’ordre de 0,7 sur 1.000 contacts à 0,07 sur 1.000 contacts. Soit dix fois moins.

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