L'art de la revanche

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MOSCOU, 30 juin. (Par Anatoli Korolev, commentateur politique de RIA Novosti). La commémoration récente de l'anniversaire de la victoire de l'URSS sur le nazisme allemand a sensiblement détérioré les rapports entre les muséologues des deux pays.

Parce que la liste des oeuvres d'arts perdues par l'Allemagne avait été constituée juste à ce moment. Ainsi que la partie allemande le déclare, on dénombre en Russie pas moins de 250.000 travaux se rapportant à la notion d'objet d'art transférés. Bien sûr, auparavant aussi il y avait eu des conférences internationales spécialisées qui avaient en quelque sorte été autant de procès contre la Russie, comme la conférence Butin de guerre. La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences (janvier 1995, New York). A ce jour, c'est probablement la plus tapageuse de ces conférences, où les débats se sont pratiquement réduits à la thèse selon laquelle "la psychologie russe est en contradiction totale avec l'éthique des musées européens et américaine".

En attendant, c'est malheureusement le contraire qui se produit. Pratiquement tous les musées du monde sont empêtrés dans les rets de réclamations permanentes. Les tribunaux sont submergés de demandes en justice émanant de personnes contestant le droit à l'oeuvre d'art. Pendant six ans, le directeur d'un musée américain n'a pas pu quitter le territoire des Etats-Unis parce que la France réclamait, par le truchement d'Interpol, son arrestation pour avoir acheté un tableau sorti de France en contrebande. Le Metropolitan Museum of Art de New York a subordonné la restitution au Musée national de Bavière d'une gemme volée par un soldat américain à la fin de la guerre à l'engagement de ne jamais faire figurer le nom du musée dans des affaires de restitution d'oeuvres d'art. Il s'avère donc que pour un musée la restitution est un acte aussi dangereux que l'acquisition.

Malheureusement, pour revenir à la psychologie nationale, les muséologues russes se montrent moins prévoyants. En nous affranchissant du joug communiste, nous nous étions réjouis de renoncer à la pratique du secret. Nous avions commencé à éditer la revue Trophée, dans laquelle figuraient toutes sortes d'objets d'art transférés dans le pays après la guerre. Nous ouvrions nos archives à tous ceux qui le souhaitaient. Ainsi, les Polonais ont publié un volume entier d'oeuvres d'art emportées par les Soviétiques. Si ce livre a vu le jour, c'est grâce à la politique d'ouverture de la Russie qui a permis aux Polonais d'accéder aux archives déclassifiées.

Nous pensions que notre générosité serait estimée comme il se doit. Malheureusement, dans une grande mesure nous les Russes sommes responsables de cette situation. Et la psychologie n'a rien à voir ici. Ainsi, le geste dictatorial de Khrouchtchev en 1955, lorsque les chefs-d'oeuvre de la galerie de Dresde avaient été restitués à la République démocratique allemande (RDA), avait été davantage l'acte personnel d'un chef, une décision despotique prise par un dirigeant politique sans que ni le peuple, ni la société, ni les spécialistes aient été consultés.

Quand on commence à examiner l'histoire remontant à cette époque, on s'aperçoit que le respect de la légalité ou des normes qui existaient alors était le dernier des soucis de Khrouchtchev. Non, en rendant les toiles aux Allemands de l'Est il voulait seulement faire une crasse à ceux de l'Ouest. La noblesse n'avait été ici que l'ombre d'une action politique. Cependant, dire que la noblesse était totalement absente, ce serait faire l'impasse sur la tension émotionnelle de cette histoire lointaine. Les chefs-d'oeuvre de Dresde avaient été exposés solennellement en 1955 au Musée des Beaux-arts Pouchkine à Moscou et des milliers de personnes époustouflées, venues voir et en même temps prendre congé de la Sistine Madonna de Raphaël, de la Vénus de Giorgione et le Christ à la monnaie du Titien, avaient conféré à cette action la sainteté de la volonté populaire.

Nous avons restitué 1.240 oeuvres d'art à Dresde. Au total, la RDA a récupéré 1.850.000 oeuvres d'art plus 71.000 fonds livresques et trois millions de pièces d'archives. Aujourd'hui, après tant d'années, c'est tout juste si l'on ne rend pas la Russie coupable d'avoir décidé de restituer les chefs-d'oeuvre de Dresde. Autrement, comment expliquer le point de vue de la partie allemande qui, par la bouche du directeur général des Collections d'art publiques de Dresde, Wermer Schmidt, a prétendu un jour que ces chefs-d'oeuvre soigneusement entreposés dans des mines près de Dresde n'auraient même pas eu besoin d'être restaurées.

Souvenons-nous de l'histoire authentique de la découverte des trésors de Dresde. Le prologue avait été le bombardement cauchemardesque de Dresde entrepris par les Anglais. Dans la nuit du 13 au 14 février quelque 1.400 bombardiers avaient effectué un raid, larguant sur la ville 3.749 tonnes de bombes, dont 75 pour cent de bombes incendiaires. La première vague avait été suivie d'une seconde trois heures plus tard. Une troisième vague de bombardiers était arrivée huit heures après. Dresde avait cessé d'exister. 135.000 personnes avaient été tuées. Le musée Zwinger (là où les collections étaient conservées) avait souffert également. 197 toiles avaient été détruites par les flammes. Les autres chefs-d'oeuvre avaient été dissimulés dans d'autres endroits, notamment dans des galeries de carrières où des wagons chargés de tableaux avaient été placés. Wermer Schmidt a affirmé que ces galeries était un endroit idéal pour les toiles. Absurde!

Les mémoires de l'officier soviétique Lev Rabinovitch, qui avait découvert la cache, et les souvenirs du maréchal Koniev attestent le contraire.

Effectivement, dans les galeries, derrière deux portes il y avait de la lumière et plusieurs installations spéciales maintenaient la température.

"Mais ceux qui avaient dissimulé ici les tableaux pensaient que dans cette cavité il ferait sec. Malheureusement, des eaux souterraines ruisselaient par des fissures, les écarts de température étaient importants et les installations de régulation ne fonctionnaient plus. Les tableaux avaient été entreposés dans le désordre. Certains d'entre eux avaient été enveloppés de parchemin, d'autres avaient été placés dans des caisses, d'autres encore étaient disposés contre les parois des galeries", écrit le maréchal Koniev. Une fois transférées à Moscou, les toiles ont été restaurées, un travail qui a réclamé dix années au total. De 1945 à 1955, c'est-à-dire jusqu'au moment où elles ont été réexpédiées à Dresde.

Pendant tout ce temps elles avaient été conservées dans le secret le plus total dans les réserves du Musée des Beaux-arts Pouchkine à Moscou.

Or, maintenant nous voyons que le nom même de cet établissement a acquis une connotation négative en Allemagne (dans un premier temps dans la partie occidentale de ce pays). La différence serait-elle si grande entre les psychologies nationales?

Une récente sensation a exacerbé la situation concernant les oeuvres d'art déplacées. La veille de la commémoration du 60e anniversaire de la victoire des pays de la coalition sur le nazisme l'exposition "L'archéologie de la guerre. Restitution venant du néant" s'est ouverte au Musée des beaux arts Pouchkine. On y avait montré une collection inédite d'oeuvres d'art antiques. Les organisateurs de la manifestation n'avaient pas caché, bien au contraire, ils avaient souligné que les pièces exposées avaient figuré dans une célèbre collection d'objets antiques provenant de musées berlinois. L'exposition avait provoqué un choc dans les milieux culturels allemands.

On estimait que cette collection, que Frédérick III électeur de Brandeburg avait achetée en 1698 à Giovani Bellori, principale antiquaire de Rome près le pape Clement X, avait été détruite en mai 1945, lors de l'assaut de Berlin par les troupes russes. Et brusquement 350 pièces, parmi lesquelles plusieurs chefs-d'oeuvre, étaient apparues aux yeux du public ébahi.

Et ensuite? Figurez-vous que les représentants de la Fondation de l'héritage culturel prussien ont déclaré qu'ils regrettaient que le Musée Pouchkine ait réalisé le projet "sans en avoir informé les musées berlinois" et que la partie russe avait toujours opposé une fin de non recevoir aux demandes réitérées de laisser des experts allemands accéder aux réserves conservant des oeuvres d'art provenant de butins de guerre.

La décision de montrer ces pièces a été prise par la directrice du Musée Pouchkine, Irina Antonova, qui depuis plus de quarante ans gère d'une main de fer l'un des plus grands musées du pays et qui, comme on dit, n'hésite pas à dire ce qu'elle pense.

Par exemple, elle peut admettre publiquement que son musée a acheté à des particuliers des oeuvres qui avaient probablement été volées par des soldats soviétiques en Allemagne. A l'époque, le musée avait davantage été préoccupé par le sort des chefs-d'oeuvre qui se trouvaient dans un état lamentable que par des considérations relevant de la morale, souligne Irina Antonova. Voilà une position pleine de courage et d'honnêteté méritant le respect.

Au demeurant, la collection d'antiquités est un cas particulier et le musée l'a exposée pour qu'il n'y ait plus entre la Russie et l'Allemagne de mystères et de secrets dans les sous-sols. Il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir ce que cette exposition recèle de noble. La Russie montre à l'Europe que dans la maison européenne commune il y a toutes sortes de réticences, de secrets et de mensonge et que ce sont des anachronismes.

Maintenant abordons l'essentiel. Ceux qui ont visité l'exposition ont vu que toutes les pièces exposées avaient été reconstituées au moyen de centaines de petits morceaux recollés. Que c'était là un travail de restauration phénoménal.

Au mois de mai 1945, la collection berlinoise n'était plus qu'un monceau de débris de bronze, de céramique, d'ivoire et de terre cuite souillés par de la boue, de la poix et de la suie. Des dizaines de milliers de fragments! Une précision d'importance: pendant longtemps personne n'a su d'où provenaient ces débris!

Nous aurions pu parcourir ces ruines chaussés de nos bottes, mais nous ne l'avons pas fait. Au contraire, ce fatras a été trié, empaqueté et placé dans 18 caisses qui ensuite ont été acheminées en Russie où, dans l'attente de temps meilleurs, elles ont été confiées à ce que l'on appelait à l'époque le "fond spécial" qui abritait les réserves des musées à Zagorsk, dans les environs de Moscou.

La nouvelle Russie démocratique avait bien plus tôt mis un terme à la pratique du secret d'Etat dans le domaine des muses: en 1996, une collection unique d'objets en or provenant de Troie avait été exposée pour le grand public, et cette fois le Musée Pouchkine avait révélé au monde la collection de Frédérick et de Bellori. Mais c'était là un cas exceptionnel.

Pour que l'exposition puisse se tenir, il avait fallu deux années de travail de forçat. Chaque fragment avait été étudié, décrit, nettoyé de sa crasse. La restauration des objets en ivoire s'était avérée très difficile. Ensuite, au moyen de matériels modernes, les pièces du puzzle avaient été rassemblées sur un écran display. Ce n'est qu'ensuite que les spécialistes les avaient recollées à la main. Pour pouvoir dire que les restaurateurs étaient impliqués dans la collection d'objets antiques des musées berlinois il fallait attendre que les premiers objets soient reconstitués.

Alors, aurait-il vraiment été préférable de tout laisser à l'état de ruine?

Les émotions manifestées par les muséologues allemands sont au fond une nostalgie du rideau de fer, lorsque toute la Russie ne constituait qu'un mystère.

Irina Antonova est de ceux qui ont fait de la Russie un pays ouvert. Parfois elle paraît peut-être trop ouverte. Et cela ne plait pas aux muséologues de bien des pays.

"Nous avons déjà restitué tout ce qu'il y avait de plus intéressant, estime la directrice du Musée Pouchkine. Avec l'Ermitage nous avons rendu environ un million et demi de pièces. A propos, ce processus est observé non sans intérêt par nos collègues français et anglais. Ils nous demandent si nous avons l'intention de poursuivre les restitutions. Pourquoi? Parce qu'ils craignent que cela constitue un précédent et provoque un déferlement de réclamations réciproques. A quoi bon tout cela? Le gros des valeurs muséographiques a été redistribué au cours du XXe siècle et les collections se sont formées".

Ce qui est pire, c'est que parfois la partie russe donne l'impression que derrière la politique du "rendre tout" pas très européenne, l'esprit de la revanche s'agite et que l'ombre du IIIe Reich se projette sur les musées russes. N'oublions pas l'ordre donné par Hitler aux muséologues allemands de dresser dans le plus grand secret la "Liste des oeuvres d'art et des pièces de valeur ayant quitté l"Allemagne depuis l'année 1500 et devenues depuis propriété étrangère".

Le IIIe Reich envisageait une restitution portant sur 400 années d'histoire européenne.

Cependant, l'Allemagne démocratique a catégoriquement rompu avec le fascisme et en Russie on en est conscient.

En un mot, le moment est venu de tirer un trait sur les réclamations réciproques. Sinon elles ne prendront jamais fin et submergeront toute l'Europe, sinon le monde entier. Depuis quelque temps sur cette question la Russie passe enfin de la défense à l'offensive. Le Catalogue général des objets d'art russes disparus pendant la Seconde Guerre mondiale est prêt, quoique leur liste complète reste encore à dresser.

A propos, sur cette liste il sera désormais inutile de mentionner l'église de la Dormition-du-champ-de-Bolotovo, près de Novgorod, qui avait été détruite par les Allemands. Cette église a été restaurée conjointement par l'Allemagne et la Russie.

Il n'y a pas longtemps le président Vladimir Poutine a remis les prix d'Etat 2004 au cours d'une cérémonie organisée au Kremlin. Parmi les lauréats il y avait les architectes-restaurateurs de cette église, Viktor Krasnoretchev et Ninel Kouzmina. Voici un bel exemple de règlement du si délicat problème de la restitution.

L'opinion de l'auteur n'est pas forcément celle de la rédaction.

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